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Sous le Sceau de l’Hiver
Hermine Lefebvre
Scrineo, Imaginaire, roman (France), fantastique féérique, 400 pages, aout 2021, 18,90€

Cela fait une dizaine d’années que les faes se sont installés, pour ne pas dire emparés de notre monde. Une petite guerre qui a fini en notre défaveur. A Paris, les échauffourées sont courantes, et la police chargés des troubles entre humains et faes, l’Échiquier, est un peu débordée. Camille a un lien privilégié avec la reine de l’été, Titania, et celle de l’hiver, Medb - qui abat en ce moment un froid glacial sur la capitale - et sert parfois de médiateur, malgré son jeune âge, et s’y investit plus que dans ses études, où ael subit nombre de brimades en raison de sa non-binarité et son intersexualité. Ael a aussi une maladie nerveuse qui lui paralyse les jambes.
Un soir, alerté par les faes, ael sauve Virgile, un changelin junkie qui voulait en finir en se jetant dans la Seine. Mal en a pris au jeune drogué. Medb lui a soutiré un pacte : elle compte sur lui pour découvrir qui enlève ses chevaliers. Son ultimatum écoulé, ce sera « winter is coming » sur Paris.
Mais pour Virgile, continuer de vivre est compliqué : son oncle, Bruno, est le parrain à la tête du plus grand trafic de drogue, et Paul, son second, ne cille pas quand son parent le passe régulièrement à tabac.
Les deux cabossés de la vie vont devoir s’apprivoiser et mener l’enquête ensemble.



On avait déjà affaire dans « La Chasse Fantôme » à un héros en fauteuil roulant. Dans son second roman fantastique, Hermine Lefebvre nous propose cette fois un duo qui met en valeur les minorités souvent invisibilisés.

Je ne m’étendrais pas sur le trigger warning en début d’ouvrage, si ce n’est pour le trouver redondant avec les notes du premier chapitre qui réexpliquent la non-binarité, l’usage des pronoms adaptés et l’intersexualité. Je ne suis pas à la pointe de ces combats, mais en temps que lecteur « qui prononce les mots dans sa tête » je ne peux que préférer “iel” à l’“ael” avec lequel il faudra faire au fil des 400 pages d’un roman très sombre et haletant.

Au contraire, il était bon de prévenir que cela allait parler de drogue et de suicide, car pour le coup, dans une narration interne très bien maîtrisée, au présent, on suit un Virgile esclave de son addiction, au bout du rouleau, détesté par son oncle qui lui reproche la mort de sa mère... battu, traumatisé, conditionné à se dévaloriser en permanence, jusque dans sa difficulté à maitriser sa télékinésie, son seul don qui lui donne un quelconque intérêt aux yeux du caïd... Les chapitres de Virgile sont nerveux, à bout de souffle, remplis de tristesse, de dépression et de colère. Son suicide raté, le pacte de Medb, la gentillesse désintéressée de Camille qui l’a tiré de l’eau, tout cela le met encore plus hors de lui. Alors si on rajoute le manque de drogue, puis la conscience qu’il n’a, qu’il n’aura pas la force d’arrêter... Avec Virgile, quasi jusqu’aux dernières lignes, on n’imagine pas de happy end ni de rédemption possible, et c’est une des forces du roman.

Reprenant un procédé qui a fait ses preuves (dans la très bonne série « Le Noir est ma couleur », d’Olivier Gay, par exemple), les chapitres de Camille sont au passé, et en narration externe (d’où la prolifération d’ael au lieu de je). En le/la suivant, on en apprend plus sur les faes, mais ael conserve une grande part de mystère, mêlant dans son silence l’origine de son lien avec les reines et son intersexualité, que beaucoup lui ont renvoyé à la figure comme monstrueuse. Les jours passés avec Virgile, leur rapprochement amical, cette absence de rejet pour ce qu’il est puis leurs premières disputes vont le faire avancer sur l’idée de se faire opérer ou non. Finalement, la question est balayée, bien loin derrière les rebondissements liés à sa non-binarité. Fondamentalement, on retrouve les mêmes ressorts que dans toute histoire d’amour naissant quand l’un a des secrets et que l’autre les découvre. Le plus intéressant tient la confrontation entre les démons des deux jeunes gens, la drogue et le crime d’un côté, sa propre identité sexuelle de l’autre.

Si on peut admettre que chat échaudé craint l’eau froide, il faut aussi constater que Camille, malgré sa gentillesse et sa pulsion de venir en aide à Virgile, est captif de son état, de l’importance du regard des autres sur lui. Cela donne tout au long de l’ouvrage une sensation d’auto-victimisation, malgré la narration externe, un stress permanent de Camille. Plus qu’affronter les faes, la colère de la reine, Camille devra vaincre cette peur d’être lui-même. Un pas sans doute difficile à franchir pour tous les jeunes gens dans la même recherche d’identité.

On s’interrogera toutefois sur la nécessité de charger un même personnage de tous ces sujets (le handicap, l’identité sexuelle) et de le montrer si frontalement. Un sur-militantisme qui, par trop d’efforts, risque de manquer sa cible, quand d’autres oeuvres et d’autres auteurs (je repense à « A la pointe de l’épée » d’Ellen Kushner et son héros homosexuel) intègre ses questions comme naturelles dans leur intrigue au lieu d’en faire le nombril.
De même, l’autrice ne s’aventure pas sur la question de la sexualisation (ou pas) des faes, gardant le genre des noms génériques (un lutin, une fée...) (et moi de me remémorer « le sentinelle » de « Dehors les chiens les infidèles » de Maïa Mazaurette qui s’y risquait il y a 12 ans déjà), le glamour des reines, le hasard de la rencontre qui lui vaut son rôle (car en est-ce vraiment un ?), ce qui enferme encore une fois la question portée par Camille sur son seul personnage.

L’intrigue, malgré des moments de langueur nécessaires pour que les deux écorchés de la vie récupèrent quelques forces, roule tambour battant, et mêle politique, polar et fantastique. On s’intéresse à une nouvelle drogue qui permettrait entre autres de voir les faes, mais terriblement dangereuse, un mouvement politique anti-faes et changelins, aux bons relents racistes, et la main de la reine de l’hiver, qui plane mais n’intervient pas. Par un procédé purement scriptural, on ne devine pas tout de suite qui est la taupe au sein de l’Echiquier. Tant pis pour une adaptation en images, alors que pourtant l’univers de Paris gelé, les squats des camés, les palais des deux reines ou la bataille finale s’y prêteraient à merveille.

Hermine Lefebvre suit une trame classique bien rodée, mais n’en néglige pas pour autant l’humanité et le réalisme de ses deux personnages principaux, un peu au détriment des autres, cantonnés à leur rôle. Elle insuffle également un enchaînement et des étapes logiques à son enquête, sans tomber dans le piège de raccourcis trop pratiques et en évitant la plupart du temps d’oublier fort opportunément des pistes qui auraient accéléré les choses. Les rares fois où cela se produit, le reste des faits l’explique, même si le lecteur pourra tiquer que certaines brouilles entre Camille et Virgile tombent bien mal. Le résultat final sera plus réaliste et naturel, moins romanesque. Quoique, en fait... N’est-ce pas le but du roman, que de prendre quelques voies détournées ?

On retrouve dans « Sous le sceau de l’hiver » les mêmes traits que dans « La Chasse Fantôme » : une place centrale pour des héros très imparfaits, diminués, en quête de reconnaissance de leurs pairs et de la société, en quête d’eux-mêmes, le tout dans un cadre fantastique sombre et assez souvent terrifiant. À la difficulté de s’accepter soi-même, pour ce que l’on est, faible, différent... s’ajoute ici la dimension politique et sociale, la foule qui rejette l’Autre, la différence, par peur, envers un peuple émigré mais bien décidé à ne pas se laisser chasser.

Le résultat est encore une fois un très bon thriller fantastique, écrit avec talent et compétence, et traitant de sujets de société qui parleront aux jeunes adultes. Les plus âgés l’apprécieront sans nul doute, tiquant ou non sur ses aspects trop frontalement militants.


Titre : Sous le sceau de l’hiver
Autrice : Hermine Lefebvre
Couverture : Noémie Chevalier
Éditeur : Scrineo
Collection : Jeune adulte / Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 400
Format (en cm) : 21 x 13 x 3
Dépôt légal : aout 2021
ISBN : 9782367409726
Prix : 18,90 €



Nicolas Soffray
6 mars 2022


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