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Fileuse d’Argent (La)
Naomi Novik
J’ai Lu, SF, roman traduit de l’anglais (USA), 541 pages, mai 2021, 8,90€

Dans ce qui ressemble à un royaume slave, Miryem est la fille d’un prêteur qui n’ose pas demander aux villageois de rembourser leur dette. Un hiver que sa mère manque mourir, la jeune fille ne supporte plus de voir les siens plus pauvres que leurs créanciers, et prend la place de son père, avec autorité et efficacité, faisant la fierté de son grand-père, prêteur dans la grande ville voisine. Mais un jour qu’elle se vante de changer l’argent en or, elle attire l’attention d’un Seigneur Staryk, créature féérique hivernale et malfaisante, qui la prend au mot et la met au défi à trois reprises, lui promettant la mort en cas d’échec, et la couronne de reine si elle réussit.
Dans son sillage, la fortune de Miryem permet à Wanda, la fille d’un de ses créanciers, d’échapper à l’emprise d’un père violent et alcoolique et de s’émanciper au contact de la famille. Mais le défi du Staryk conduit aussi Irina, la fille du duc de Vysnia, a se retrouver mariée au jeune et cruel tsar du Lithvas, qu’elle découvre possédé par un démon de feu.



Ce sont trois destins de femmes que nous conte avec merveille Naomi Novik, dans ce roman couronné du Locus 2019.

Miryem, refusant la mollesse de son père, prend le destin familial en main, démontre qu’une fille peut être capable et surtout, faisant fi des commérages, refuse de se laisser enfermer dans un rôle de victime. Si le vocabulaire russophone surprend agréablement, nous emportant sur des terres rarement arpentées par la fantasy, le mot juif est une claque. Contrairement par exemple aux « Lions d’al-Rassan » de Guy Gavriel Kay (très chouette réécriture de la Reconquista, au passage), Naomi Novik ne laisse pas la place aux faux-semblants : la famille de son héroïne est juive, ils sont prêteurs, usuriers, montrés du doigt, boucs émissaires tout désignés quoi qu’il arrive de mal. Et la success story de Miryem ne va pas les faire mentir : une fois ses intérêts récupérés, la jeune fille va faire fructifier son argent, achetant des marchandises en ville pour les revendre au village avec une plus-value… et recommencer. C’est alors qu’elle se vante bien imprudemment, comme on dit dans les contes, et qu’elle attire le diable, un Seigneur Staryk, croquemitaine aux allures de Marcheur Blanc de « Game of Thrones ». Avec l’argent qu’il lui ordonne de changer en or, elle va faire la même chose : confier le métal à un joaillier, et vendre le bijou. Mais hélas pour elle l’argent staryk a un pouvoir d’attraction très puissant, et c’est le début des malheurs.

Malheurs qui toucheront Irina, la fille du duc qui achète par trois fois les bijoux produits en argent staryk. Leur pouvoir est tel qu’il change la fade jeune fille en reine, et persuade le père de l’offrir en mariage au tsar, une jeune homme abject, qu’elle sait cruel mais qu’elle découvrira également maudit, possédé par une entité de feu. Saura-t-elle la maintenir à distance, échapper à une nuit de noces qui pourrait être sa dernière ? La jeune femme ne manque pas de courage et d’astuce, et lorsqu’elle découvre que les bijoux lui permettent de se réfugier chez les Staryk, elle échappe aux appétits dévorants de son époux.

Néanmoins la victoire de Miryem est amère, puisque tenu par sa promesse le Staryk la fait reine d’un royaume dont elle ne comprend pas les codes et les usages. Irina, de son côté, ne peut jouer indéfiniment au chat et à la souris avec le tsar. Au hasard d’une nouvelle rencontre, les deux femmes vont trouver à s’allier pour résoudre leurs problèmes, dans un pari hautement risqué, en jouant sur les codes et les lois auxquels se soumettent leurs princes respectifs.

La troisième femme de cette histoire, c’est Wanda, et son histoire est certes moins épique, mais la plus touchante. Grâce à Miryem qui la fait travailler chez elle pour, officiellement, rembourser la dette paternelle, elle échappe aux colères de l’homme, alcoolique et violent. Elle réussit, peu à peu, à sauver également son frère aîné et le petit dernier, quand un drame les met tous hors-la-loi. Par les yeux de Wanda, l’autrice nous donne à voir toute la générosité de la famille de prêteurs, plus accueillante envers ces trois orphelins que tout le village, et notamment les hommes, qui regardaient Wanda comme une bête de somme, voire pire. Contrainte de fuir avec son frère, elle n’est pas en reste d’aventures magiques, puisqu’ils élisent domicile dans une cahute apparemment abandonnée, mais dans laquelle des objets apparaissent et disparaissent… Le lecteur découvre avec ravissement l’écho de la masure dans la trame d’Irina, puisqu’elle y a élu domicile avec sa nourrice… dans le monde Staryk.

On nage en pleine féérie enchanteresse, aux accents slaves, telle que je n’en avais plus lu depuis la trilogie jeunesse « Reckless  » de Cornélia Funke. Mais le roman de Naomi Novik est du calibre supérieur, et une fois les premiers dangers passés, les premiers défis relevés, on en est à peine à mi-roman, et le pire s’annonce…
C’est merveilleusement dense et profondément immersif. La narration à la première personne est idéale, et l’autrice se permet quelques écarts pour donner la parole aux personnages masculins, mais les voix féminines dominent, montrent le monde à leur niveau, le regard des autres, des hommes qui les ramènent toujours au second plan, les différences de castes et les a priori : Irina ne reconnaît pas Miryem, pour elle simple épouse de l’artisan de ses bijoux, et Wanda voue un culte à la savante jeune fille, si habile à lire et compter, qui l’a sortie de la misère. Et malgré le courage et la ténacité de ces trois femmes, les dangers s’accumulent, il ne leur est laissé aucun répit. Pourtant, elles ne renoncent pas, refusant de se laisser dominer. Le message féministe est très fort et éminemment positif, puisque dans leur quête de justice, elles cherchent également à épargner, si possible, leur bourreau, victime à sa façon des lois ou des actes de ses ancêtres.

Je ne vous dirai pas comment tout cela se termine. « La fileuse d’argent » est un conte magnifique, âpre, épique, émouvant, et son Locus est amplement mérité : son histoire comme sa narration marquent profondément le lecteur, chaque chapitre imprime pour longtemps la marque d’une fantasy faisant la part belle à l’humanité de ses personnages, des gens de peu, loin des héros aux armures étincelantes. Les plus belles victoires ne naissent pas du fracas des batailles.

Une excellente lecture hivernale, pour éprouver avec ces trois femmes le froid répandu par les Staryk. Pour ma part, un des plus beaux romans lus cette fin d’année, et je vais rattraper mon retard en lisant « Déracinée » également chez J’ai Lu. Mention à l’excellente traduction de Thibaud Eliroff, claire et pure comme de la glace.


Titre : La Fileuse d’argent (Spinning Silver, 2018)
Autrice : Naomi Novik
Traduction de l’anglais (USA) : Thibaud Eliroff
Couverture : Studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu (éditeur original : Pygmalion, 2020)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13226
Pages : 541
Format (en cm) : 18 x 11 x 2,5
Dépôt légal : mai 2021
ISBN : 9782290232705
Prix : 8,90 €



Nicolas Soffray
25 décembre 2021


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