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Employés (Les)
Olga Ravn
Pocket, imaginaire, n° 7332, traduit du danois, science-fiction, septembre 2021, 6,50 €


Une centaine de dépositions parmi sans doute beaucoup plus, puisque celles-ci, dans le désordre, sont numérotées jusqu’à cent soixante-dix-neuf. Des dépositions, étranges, ancillaires, parcellaires inquiétantes. Souvent brèves : de quelques lignes à deux pages. Une note finale de synthèse. Quelques brefs addenda pour finir. En cent cinquante pages atypiques, Olga Ravn dresse un tableau, écrit une histoire, et surtout fait frémir.

« En moi il est à la fois petit comme un œuf de mésange et grand, plus grand que la salle, comme un musée ou un mémorial. Un écrin fidèle et ami qui porte en lui le récit d’une catastrophe.  »

Ces dépositions, ce sont celles des employés du six-millième vaisseau, quelque part dans le lointain futur d’une humanité essaimant à travers l’espace, ou tout au moins l’explorant. De cette humanité, on ne sait pas grand-chose. Du but de ses voyages interstellaires non plus. Olga Ravn, le lecteur le comprendra rapidement, en dit moins pour en faire deviner plus. Olga Ravn dégraisse, amincit à l’os, ne cherche pas à bâtir de toile de fond en accumulant explications et détails : elle n’en aura pas besoin. Il y en aura autant, et même bien plus, dans ce qui ne sera pas dit que dans ce qui sera rapporté. Il y en aura beaucoup en marge de la brièveté, dans les silences, dans ce qui est évoqué mais pas expliqué. Le lecteur, captivé, verra se dessiner ente les lignes un tableau, une trame, un schéma. Et il se pourrait bien que ses poils se hérissent, qu’à son corps défendant sa peau se transforme en chair de poule, lorsqu’il comprendra quel type d’épouvante se dessine.

« En rêve, je suis un squelette qui danse et tournoie près des biodraperies. J’ouvre la bouche et me souris devant le miroir avec mes mâchoires de squelette. »

Une planète nommée La Nouvelle Découverte autour de laquelle le vaisseau, devine-t-on, est encore en orbite, à moins qu’il ne la survole à plus basse altitude. Dix-neuf artefacts ramenés d’une vallée de cette planète et rassemblés dans les salles d’exposition du vaisseau. Des employés chargés de les surveiller, de les nettoyer. Des employés, donc, à l’origine de ces dépositions. Difficile pour le lecteur en lisant ces brefs textes de savoir à chaque fois qui témoigne exactement : parfois des humains, parfois aussi, on le devine progressivement, des « ressemblants », humains de synthèse régulièrement reprogrammés. Un doute au départ considéré comme secondaire qui vient s’ajouter au doute concernant les artefacts. Artefacts dont la nature inanimée, à la lecture des dépositions, est rapidement mise en cause. Ce ne sont manifestement pas de simples objets. Peut-être sont-ils semi-organiques, ou même vivants. Ils faussent les perceptions, troublent l’approche, créent dans l’esprit maintes confusions, maintes sensations, maints rapprochements dont on ignore s’ils sont réels, s’ils sont justifiés. “Pourquoi est-ce que je pense à lui comme quelque chose de liquide ? C’est évident qu’il est solide, une chose solide”, explique une employée. Il est question de structures d’organes, de reproduction, de prolifération même, de sensations tactiles, d’effleurements, de fascination, de répulsion peut-être, d’images, de pensées, de souvenirs de contamination de sols et de parquets par des végétaux, d’autres contagions organiques, d’essaims d’insectes, d’enfantement. De façon sourde, pernicieuse, insidieuse, invisible, le malaise s’installe. Le lecteur comprend qu’il a affaire à une histoire de contamination selon un mode lovecraftien, à un « weird » sensitif et rampant à la manière de certains récits de Jeff VanderMeer. Les habitants du vaisseau se rassemblent dans la salle panoramique pour y admirer la vallée où ils ont trouvé ces artefacts : entre hypnose et fascination, ils ont l’impression de contempler le monde qu’ils ont quitté.

«  Depuis la mise à jour, tout a changé. Les choses me paraissent étrangères. Comme si leur éternité était devenue plus visible. »

Plus efficace dans l’instillation du trouble que bien des dérivés ouvertement lovecraftiens, dessinant à mi-mot une contamination mentale et peut-être organique, « Les Employés » atteint parfaitement son but : faire frémir. Mais derrière ce récit d’épouvante et d’invasion sourde se dessine peu à peu un autre récit : celui d’une émancipation des ressemblants. Car il semble que cette contamination ne soit pas celle qui altérise mais qui humanise : les ressemblants se mettent à ressembler de plus en plus aux humains. Ils éprouvent des sentiments qu’ils ne devraient pas éprouver, ils font l’expérience de sensations pour lesquelles ils ne sont pas programmés, ils découvrent ce que sont les souvenirs. Des ressemblants qui contre toute possibilité physique continuent à rêver lorsqu’ils sont éteints. Dont les mises à jour semblent ne plus vraiment fonctionner. Qui peut-être commencent à échapper à leurs créateurs. “On m’a peut-être créée”, explique l’une d’elles, “mais maintenant je suis en train de me créer moi-même. » Mais que signifie réellement s’humaniser : avoir des souvenirs d’enfance, éprouver des sensations, des sentiments, ou même commettre un meurtre ? Cette humanisation progressive est-elle réellement fidèle ? C’est donc, tout aussi insidieusement, un second récit qui se dessine, tout aussi trouble que le premier. Les artefacts pourraient être le catalyseur d’une transformation qui n’était pas seulement celle que l’on commençait à deviner. Leur influence pourrait être autre, pire peut-être. “ J’ai ressenti avec force que nous avons échoué, que notre temps est fini”, explique un humain après avoir vu l’une des ressemblantes pleurer.

« Ici on ne vole pas sous le ciel, mais sous une éternité qui dort.  »

Les auditeurs, en prenant la mesure de ces dépositions, prennent une décision radicale : exterminer tous les habitants du vaisseau pour éviter que la contamination se propage. Mais, comme dans tout bon récit d’épouvante, la « stérilisation » n’est peut-être pas efficace. Les ultimes pages, celles du rapport final, laissent entendre la difficulté à laquelle se heurtent les responsables dans leur définition du vivant. Et ressort surtout leur décision, contre toute logique, de ne pas détruire les artefacts, de les conserver pour les étudier encore. Spectre final et classique des romans d’épouvante, où le monstre n’est jamais détruit, où l’on comprend que ceux qui croient avoir mis fin à la contamination eux-mêmes pourraient bien se faire, sans le vouloir – à moins qu’ils ne le fassent volontairement en égard à leur nature – les propagateurs de l’ennemi qu’ils ont identifié.

Tout en finesse, ces « Employés  » pourront se relire et se commenter à volonté. Sobre mais efficace, atypique mais habile, éloigné des structures narratives classiques, ces « Employés  » laissent à l’esprit du lecteur une large marge d’imagination. La structure peu académique du récit pourra déconcerter les coutumiers de l’explicite et dérouter les amateurs d’un genre souvent codifié, mais même ceux-là seront forcés d’admettre, une fois parvenus au bout du voyage, que le roman fonctionne à la perfection.

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Titre : Les Employés (De ansatte, 2018)
Auteur : Olga Ravn
Traduction du danois : Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen
Couverture : Paradis studio
Éditeur : Pocket (édition originale : La Peuplade, 2020)
Collection : Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 7332
Pages : 163
Format (en cm) :10,6 x 17,7
Dépôt légal : septembre 2021
ISBN : 9782266297783
Prix : 6,50 €



Hilaire Alrune
19 octobre 2021


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