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Apprendre à se noyer
Jérémy Robert Johnson
Le Cherche-Midi, collection Vice Caché, traduit de l’anglais (États-Unis), conte / fable / fantastique, 147 pages, septembre 2021, 19 €


« Quelque chose sauta de branche en branche dans l’arbre au-dessus d’eux et de minuscules graines tournoyèrent dans le fleuve, des centaines d’elles à contre-jour du soleil, blanc ardent. »

La forêt, le fleuve, quelque part en Amérique du Sud. Un homme emmène son fils de sept ans à la pêche. À la pêche à la nivrée, plus exactement : on bat l’eau avec les tiges et les feuilles d’une plante narcotique pour y endormir les poissons, ou tout du moins les ralentir. On fait des cairns, des digues, des goulets d’étranglement pour mener les prises dans les filets. Une activité dangereuse, pour laquelle il faut respecter mille précautions : les caïmans noirs ne sont jamais très loin. Il faut sonder l’eau avant de s’y aventurer. Guetter et repérer les poissons mordeurs, carnivores. La pêche se passe comme il faut, mais l’enfant a apporté l’arc familial, avec lequel il voudrait pêcher également. Le père refuse, puis, devant l’insistance de l’enfant, cède. De fil en aiguille, du fait de l’imprudence de l’enfant, cette pêche paisible tourne à la catastrophe. Un énorme poisson, un requin – de ces requins qui au gré des marées n’hésitent pas à remonter le courant depuis l’embouchure des fleuves – s’empare de l’enfant, l’emporte, le dévore. Le reste ne sera plus que douleur.

« Mais le sac du garçon gisait par terre devant lui. L’homme le souleva et l’odeur du garçon le saisit, un autre fantôme du monde d’antan, et l’homme eut l’impression qu’une plaie s’ouvrait en lui, que ses os se déchiraient de l’intérieur.  »

Une novella plus qu’un roman : en à peine cent-cinquante pages très aérées, Jeremy Robert Johnson, d’une écriture simple et lumineuse, sans jamais céder à la surcharge et à la profusion souvent associées aux fleuves et aux jungles sud-américaines, décrit la peine et le parcours d’un homme dont l’univers s’effondre, d’un homme à jamais blessé et désormais incapable de regagner le foyer familial.

Même si ce roman, malgré son format court, en contient beaucoup, la brièveté de l’ouvrage impose de n’en pas trop révéler. Que l’on sache néanmoins que dans sa double quête – occire le monstre, retrouver les restes de l’enfant – l’homme rencontrera la Cuja, la fameuse sorcière ou femme des bois, et également le Mactatu, une créature fantastique plus terrifiante encore, et passera avec eux un de ces éternels contrats de dupes que l’on passe avec les démons, un de ces accords que les hommes font reposer sur un espoir fou tout en gardant en eux la certitude épouvantable de l’irrémédiable, de ce caractère irréversible qu’ont les drames dans le monde des hommes. Un monde des hommes que le héros découvrira également de manière plus large lors de sa quête, confronté à d’autres tribus puis quittant la forêt et, après être passé à travers les seuils magiques de la Cuja, atteignant le Chemin des autres hommes, ce Chemin moderne datant de l’ère déjà révolue de l’essor du caoutchouc, mais que la jungle peine à reconquérir, et qui lui permettra de gagner d’autres rives, non pas les berges du fleuve mais le rivage de la mer, pour une ultime confrontation avec le monstre.

« Quand l’oiseau blanc descendit et se posa sur le fleuve l’homme pensa que c’était peut-être un ultime moment de grâce. Peut-être l’oiseau était-il venu le délivrer de sa carapace, prélever son âme telle une graine, l’emporter au loin dans son bec, l’emmenant au-delà.  »

En découvrant cette quête obstinée, symbolique, acharnée – au sens propre du terme, comme lecteur pourra le découvrir – d’un monstre marin, dans ce drame de la voracité et de la fatalité, et même si l’inspiration de Jeremy Robert Johnson est, sans doute, plus à rechercher du côté du réalisme magique sud-américain d’auteurs tels que Gabriel Garcia Marquez, il est difficile de ne pas penser à des classiques tels que le « Moby Dick  » d’Herman Melville ou « Le vieil homme et la mer » d’Hemingway. Comme de telles œuvres, « Apprendre à se noyer  », porté par la voix émouvante, poétique et sobre du narrateur omniscient, mais aussi par d’autres voix, elles aussi anonymes et éplorées, se hisse en effet à la hauteur de la fable.

Caractère inexprimable de la douleur et de la perte, métamorphoses du corps et transmutation d’un homme en sa progéniture, quête initiatique de l’adulte à travers le monde réel et le monde de la magie, folies conjugués de la vengeance et d’une impossible rédemption, « Apprendre à se noyer » aborde tout cela et bien plus encore. Poignant, émouvant, cruel, mais avant tout terriblement humain, « Apprendre à se noyer  » brasse des thèmes intemporels. Sous une très belle couverture à reflets métalliques bleutés, « Apprendre à se noyer » correspond donc exactement à la formule utilisée par Braverman dans ses entretiens pour définir la littérature : “exprimer des sentiments universels à travers des destins personnels”. Une belle réussite, et une belle trouvaille pour la collection Vice Caché des éditions du Cherche-Midi.


Titre : Apprendre à se noyer (In the River, 2017)
Auteur : Jeremy Robert Johnson
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Jean-Yves Cotté
Couverture : Matthew Revert / Jeanne Mutrel
Éditeur : Le Cherche-Midi
Collection : Vice caché
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 147
Format (en cm) : 14 x 20
Dépôt légal : septembre 2021
ISBN : 9782749168036
Prix : 19 €



Hilaire Alrune
21 septembre 2021


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