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Livre écorné de ma vie (Le)
Lucius Shepard
Le Bélial’, Une heure-lumière, n° 32, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique, 135 pages, juin 2021, 9,90€


Thomas Cradle, écrivain, a choisi la voie du succès. Mais, quelque part dans son esprit, rôde l’idée de ce qu’il aurait pu devenir, un auteur authentique, peut-être, s’il n’avait pas écouté les sirènes de ses éditeurs. Un jour, il découvre sur le réseau un ouvrage écrit par un autre Thomas Cradle qui, s’il en croit la photographie accompagnant le descriptif, pourrait très bien être lui – un Thomas Cradle légèrement différent, qui, selon sa courte biographie, aurait vécu une vie longtemps similaire et légèrement différente. Pensant à une supercherie, Cradle commande le livre, qui, une fois vendu, disparaît du site, et dont il ne retrouvera par la suite mention nulle part, comme s’il n’avait jamais existé. Dans cet ouvrage fleurant l’autobiographie, son alter ego se trouve lui-même confronté à un double maléfique dans les jungles du sud-est asiatique. Rapidement, ce récit – La Forêt de Thé – obsède l’écrivain qui se met en tête de se lancer sur les traces de cet auteur homonyme.

«  Peut-être est-ce dû à un phénomène physique, à des univers pareils à des rubans de papier de riz frémissant sous la brise et se touchant l’un l’autre, échangeant les gens, les insectes, les chambres d’hôtels contre des répliques quasiment identiques.  »

Il y a dans ce court roman – un format familier à l’auteur – plus d’une belle idée, comme celle des univers parallèles, contigus, qui se frôlent et parfois s’interpénètrent comme “ d’innombrables rubans en papier de riz mouillés accrochés côte à côte sur un cerceau horizontal et agités par des brises qui soufflaient constamment de toutes les directions, de sorte que même des rubans situés en des points opposés du cerceau pouvaient se coller l’un à l’autre l’espace d’un instant, et parfois pendant beaucoup plus longtemps.” Et l’amateur de Lucius Shepard comprend rapidement que s’enclenche un de ces mécanismes littéraires de précision dont l’auteur a le secret, où, comme dans « Le Dernier testament », (dans le recueil « Aztechs » publié au Belial’ en 2005), tout se brouille ou plutôt s’engrène à la perfection, intrication parfaite entre réalité et autres réalités ou congruence accomplie entre fiction et réel.

« Cette scène recelait une curieuse puissance, comme une image sur une carte, la représentation d’un archétype dans quelque tarot cambodgien, mais, à l’instar de maintes scènes asiatiques, celle-ci n’apparaissait en fin de compte que comme une énigme impénétrable : le sorcier attaquant en douce puis battant en retraite et la mystérieuse fille aux yeux vides, la blondeur sacrificielle, perdue dans son extase, dans sa lente démence sacrée, dansant devant l’animal iconique.  »

L’amateur de Lucius Shepard se retrouvera, avec ce voyage sur le Mékong, en terrain connu, celui des jungles et des bouts du monde que l’auteur a longtemps arpentés et dans les conflits et les zones troubles desquels il a souvent bâti ses récits : le Salvador avec « Salvador » dans « Le chasseur de Jaguar  » ( Denoël, 1987), L’Amazonie avec « L’Arcevoalo » dans « Zone de feu émeraude  » (Denoël, 1988), le Guatemala avec « Delta Sly Honey », « Zone de feu émeraude » (recueil éponyme, Denoël, 1988), « Le Bout du monde » (recueil éponyme, Denoël, 1993), « Capitulation » (recueil « Thanatopolis  », Denoël, 1993) ou encore le monumental « La Vie en temps de guerre » qui, malgré plusieurs éditions (Robert Laffont 1988, Le Livre de Poche 1996, Mnémos collection Dédales 2010, Mnémos collection Hélios 2018) n’a jamais vraiment trouvé sa juste place, ni en littérature de genre ni en littérature générale. On pourra trouver bien des correspondances avec d’autres œuvres de l’auteur, par exemple, pour la sériation atypique de doubles, avec « Mengele », nouvelle parguayenne du recueil « La Fin de la vie (pour ce que nous en savons)  » (Denoël, 1987), ou pour les dérives fantastico-esthétiques en forêt, avec « Kalimantan  », court roman paru chez Denoël en 1992.

« Ma fièvre avait empiré et la ténèbre spirituelle qui m’affligeait s’était accentuée au point que je voyais tout à travers une lentille de mépris et de dégoût. Chaque sourire me paraissait moqueur, chaque geste amical masquait une intention hostile et je ne voulais pas de cette infection de petits types basanés qui grouillaient sur le delta, le polluant de leurs pesticides, de leurs bébés braillards et de leur insignifiance brute.  »

À Stoeng Treng, puis sur le fleuve, puis dans les quartiers louches de Pnomh-Penh, et de nouveau sur le fleuve et dans la jungle, Thomas Cradle plonge dans ses propres ténèbres, tout comme dans celles de ses doubles, mais aussi dans d’autres ténèbres encore. Sa dérive, en un fluvial-trip halluciné, l’emmène jusqu’à d’immenses zones où s’amassent mille bateaux abandonnés, sorte de no man’s land vestigial ou post-apocalyptique à la Ballard, qui constitue la dernière étape avant la fameuse « Forêt de thé » où il ira chercher les réponses à ses questions.

Les zones troubles et fantasmagoriques, mais aussi la littérature comme miroir et comme faille, comme défilé, comme point de passage, l’accumulation de doubles comme symbole de tout ce qui aurait pu être vécu et plus encore écrit : si c’est dans de telles œuvres que la filiation de Lucius Shepard avec la littérature classique est la plus évidente, on ne peut s’empêcher de penser, dans la mesure où « Le Livre écorné de ma vie  » a paru en langue originale en 2009, que le vertige né de l’accumulation de carnets des doubles de Cradle et de la prodigieuse richesse qu’elle constitue ait pu être la source d’inspiration de Jeff VanderMeer quand il fait à son tour vaciller le lecteur avec l’impensable accumulation de carnets d’expédition trouvés dans le phare de la trilogie du « Rempart Sud ».

On s’enfonce donc toujours plus profondément, dans ce « Livre écorné de ma vie », tout autant dans les ténèbres intérieures que dans celles du monde, on s’abîme dans la topographie double des fleuves de la forêt primaire et des espaces intérieurs de l’âme et de la personnalité humaines, au bord de ses propres abîmes et à la frontière de la folie. Avec à la clef, ou à la base, la noirceur fondamentale de l’âme de Thomas Cradle, mais aussi des entités incompréhensibles, cosmiques, la divinité, peut-être, et la synchronicité de l’émerveillement et de l’horreur chère à Lovecraft. On pensera inévitablement, pour les lecteurs de littérature classique, à une version fantasmagorique d’« Au cœur des ténèbres  » de Joseph Conrad, et pour les amateurs de longs métrages, à sa déclinaison modernisée « Apocalypse Now  » de Francis Ford Coppola (1979) ou encore « Aguirre ou la colère de Dieu » (Werner Herzog, 1972), mais aussi, pour les amateurs de littérature de genre, à des expéditions comme celles narrées dans « Sur le Fleuve  » de Léo Henry, que nous avions mentionné ici. Nous n’en révélerons pas plus, mais on l’aura compris : « Le Livre écorné de ma vie  » est du très bon Shepard.

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Titre : Le Livre écorné de ma vie (Dog-Eared Paperback of my Life, 2009)
Auteur : Lucius Shepard
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Jean-Daniel Brèque
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Le Belial’
Collection : Une heure-lumière
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 32
Pages : 135
Format (en cm) : 12 x 18
Dépôt légal : juin 2021
ISBN : 9782843449789
Prix : 9,90 €


Lucius Shepard sur la Yozone :

- « Abimagique »
- « Les Attracteurs de Rose Street »
- « Louisiana Breakdown »
- « Le Dragon Griaule »
- « Le Calice du Dragon »
- « Le Retour de Lucius Shepard »

La collection Une heure-lumière sur la Yozone :

- 1. « Dragon » de Thomas Day
- 2. « Le nexus du Docteur Erdmann » de Nancy Kress
- 3. « Cookie Monster » de Vernor Vinge
- 4. « Le choix » de Paul J. McAuley
- 5. « Un pont sur la brume » de Kij Johnson
- 6. « L’homme qui mit fin à l’histoire » de Ken Liu
- 7. « Cérès et Vesta » de Greg Egan
- 8. « Poumon vert » de Ian R. MacLeod
- 9. « Le regard » de Ken Liu
- 10. « 24 vues du mont Fuji, par Hokusai » de Roger Zelazny
- 11. « Le sultan des nuages » de Geoffrey A. Landis
- 12. « Issa Elohim » de Laurent Kloetzer
- 13. « La ballade de Black Tom » de Victor LaValle
- 14. « Le fini des mers » de Gardner Dozois
- 15. « Les attracteurs de Rose Street » de Lucius Shepard
- 16. « Retour sur Titan » de Stephen Baxter
- 17. « Helstrid » de Christian Léourier
- 18. « Les meurtres de Molly Southbourne » de Tade Thompson
- 19. « Waldo » de Robert A. Heinlein
- 20. « Acadie » de Dave Hutchinson
- 22. « Abimagique » de Lucius Shepard
- 23. « Le temps fut » de Ian McDonald
- 24. « La Survie de Molly Southborne » de Tade Thompson
- 25. « Les Agents de Dreamland » de Caitlin R. Kiernan
- 26. « Vigilance » de Robert Jackson Bennett
- 27. « La Fontaine des âges » de Nancy Kress
- 28. « La Chose » de John W. Campbell
- 29. « Ormeshadow » de Prya Sharma
- 30. « À dos de crocodile » de Greg Egan
- 31. « Toutes les saveurs » de Ken Liu


Hilaire Alrune
5 août 2021


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