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Grand Jeu (Le)
Benjamin Lupu
Bragelonne, Steampunk, roman (France), steampunk, 356 pages, janvier 2021, 25€

Constantinople, fin XIXe alternatif. Le néo-empire russe est à sa porte, la ville bouillonne. En signe d’apaisement, une gemme légendaire va être rendue à son dirigeant. Un diamant que Martina, chapardeuse de haut vol, est bien décidée à rafler, avec l’aide d’un étrange singe mécanique. Son retour dans la ville d’enfance est compliqué. La disparition récente de sa sœur la pousse à enquêter dans des milieux de la pègre stambouliote, dans laquelle l’imperag Kovalev fait des ravages, grâce à une machine qui lave le cerveau des criminels pour en faire de fidèles serviteurs impériaux.
Pendant ce temps, Anton, espion au service de l’Alliance européenne, a infiltré la capitale de fer russe et vaguement compris la menace qui plane : la remise du joyau est une couverture pour masquer une invasion militaire de grande envergure. Il va s’enfuir pour sonner l’alerte et sauver la paix en Europe, s’il n’est pas trop tard.



Benjamin Lupu est l’auteur de plusieurs romans, et on a pu lire son incursion dans l’univers de Pierre Pevel dans « Contes et récits du paris des Merveilles ».
Ainsi qu’il l’écrit lui-même en postface, « Le Grand Jeu » est une proposition de roman steampunk faite à Bragelonne lors des Imaginales.

A bien des aspects, l’ouvrage est très réussi. L’uchronie qui y est développée, avec une domination russe, un empire industriel appuyé par des mechas de combat et des dirigeables, tout cela donne une esthétique sombre et oppressante, que les joueurs sur plateau associeront sans mal à « Scythe  » et aux œuvres graphiques de Jakub Rozalski. Constantinople, malgré la tension, est un phare de lumière en comparaison, et les quelques images de Paris laissent aussi imaginer une Europe pré-Art Nouveau comme le genre aime à nous la présenter.
L’abondance de vocabulaire étranger, surtout russophone, participe à l’immersion dans un monde cosmopolite et différent. On mettra quelque temps à identifier à quoi certaines choses font référence, notamment les machines de guerre (les strelocks et stalkars), l’auteur étant avare de descriptions.
Le fond politique est clairement dessiné, avec un prince soutenu par l’Alliance qui s’arme secrètement pour ne pas tomber sous la coupe des Russes, faisant entrer son pays dans la modernité.
De fait, tout « Le Grand Jeu » transpire le travail de recherche, d’imagination, de contextualisation. Tout cela fait fort érudit, et rend la lecture pour une bonne part satisfaisante.
Hélas, un bon background ne fait pas tout : pour le reste, le roman fait montre d’un cruel manque d’originalité, d’enjeux, et d’intérêt.

Martina, son héroïne à l’enfance de chapardeuse devenue voleuse internationale, veut voler le joyau. Un pur coup d’éclat dont, à aucun moment, elle n’envisage la portée politique. L’enquête qu’elle mène sur la disparition de sa sœur est surtout un prétexte littéraire pour la fourrer, elle et ses deux acolytes, dans des ennuis supplémentaires au lieu de préparer sereinement leur coup. Parlons-en, d’ailleurs : Maurice est un super-mécano et Mortier une pilote de stalkar émérite mais apathique, traumatisée de guerre. Outre le petit jeu sur quelques pages de ne pas nous dire que Mortier est une femme, ces deux-là sont sans intérêt, sans davantage de passé (on ne sait pas comment le trio s’est formé), et le traumatisme de Mortier n’est aussi que prétexte à un rebondissement archi-revu : Maurice pris en otage, elle va devoir combattre à mort dans une arène clandestine, à bord d’une machine de guerre. Et bien sûr, ça fonctionne. A double titre, puisque si le procédé est éculé, il est diablement efficace.
De même que le singe mécanique, volé dans une expo de curiosité parisienne, et apparemment doué de conscience : la réflexion autour de son état est survolée, et il n’est qu’une ombre qui tombe à point nommé lors des situations critiques.
Je vous passe les personnages secondaires, comme le parrain / père de substitution, mi-sévère mi-permissif, avec son fidèle adjoint, et dont le repaire ferait le bonheur de décorateur de cinéma.

Du côté sombre de l’intrigue, on peinera à en rajouter autour d’Anton. Malgré les quelques efforts faits pour l’humaniser, on s’attache davantage à son premier aperçu (un homme jeté dans les camps de travail forcé) qu’à son rôle véritable (un espion). L’écho entre la capitale de fer, broyeuse d’hommes, cœur mécanique de l’empire industriel, et les camps nazis est basique, tout comme finalement le projet qui y est développé, et appliqué à Constantinople : convertir de force à l’idéologie néo-impériale, transformer les ennemis en pantins. Pour nos héros, c’est voir leurs anciens amis, leur famille, leurs intimes leur donner la chasse sans pitié, avec le faible espoir de briser leur conditionnement somme toute magique. On peut voir une allégorie de la résistance au totalitarisme dans les efforts faits par certains, avec plus ou moins de succès, de se libérer de cette emprise, quel qu’en soit le prix.

Bref, cette ribambelle de personnages, dessinés à vagues traits, n’est là que pour animer une histoire dans l’Histoire, un temps de pure aventure à un moment-clé, leur passé dans le même flou que leur avenir. On peine à trouver une raison d’avancer dans la lecture, tant tout est évident et sans le moindre enjeu, on désespère de trouver un agent double (il y en a un, évacué en un paragraphe !), un plan derrière le plan. Quel Grand Jeu est-ce là, quand aucun participant n’a plus d’un coup d’avance ?
Alors oui, c’est prenant, parce que cela fonctionne sur des ressorts narratifs classiques qui font les beaux jours d’Hollywood et Netflix, c’est emballé dans de beaux décors, une belle langue (même si on achoppe sur quelques lourdeurs, dès le début) et un vernis d’érudition, mais dessous, il n’y a rien, aucune tension réelle, pas de psychologie, que des promesses non tenues.

Un énorme travail de fond gâché par un traitement superficiel des personnages et de leurs motivations, au profit d’une action toujours plus spectaculaire. Cela pouvait fonctionner dans les années 80... On en attend un peu (beaucoup) plus aujourd’hui, surtout les les ors de la collection Steampunk de Bragelonne.
Un pur divertissement, très grand public, façon roman d’été, mais beaucoup d’efforts pour bien peu.


Titre : Le Grand Jeu
Auteur : Benjamin Lupu
Couverture : Benjamin Carré
Éditeur : Bragelonne
Collection : Steampunk
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 356
Format (en cm) : 24 x 15,5 x 3
Dépôt légal : janvier 2021
ISBN : 9791028121686
Prix : 25 €



Nicolas Soffray
19 juin 2021


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