Des textes d’un siècle passé
Côté roman, on découvrira la seconde partie du “Voyage en d’autres mondes” de John Jacob Astor, initialement publié en 1894, qui se déroule dans les années deux mille telles qu’imaginées à la fin du dix-neuvième siècle. Comme dans la première partie, ce roman alterne deux trames temporelles légèrement décalées pour les mêmes personnages : nous suivons donc d’une part leur voyage spatial en direction de Jupiter, avec force détails scientifiques à la Jules Verne, mais avec aussi quelques extrapolations qui peuvent apparaître hautement fantaisistes, d’autre part leur découverte des jungles et créatures jupitériennes, façon voyage temporel vers le carbonifère, avec monstres préhistoriques bien vivants, et une forte dose d’inconscience pour nos explorateurs qui pas un seul instant ne se sentent réellement en danger. Il y a dans cette seconde facette un aspect un peu naïf, tout se résout en quelques coups de fusil (même l’abattage des arbres pour fabriquer un esquif)) et fort heureusement les ptérodactyles disparaissent de l’histoire quand il est question de bivouaquer protégé par une simple barrière électrifiée. Mais le charme de la science-fiction ancienne est bien là, étranges méduses aériennes compris - la suite à venir dans la prochaine livraison du « Novelliste ». Autre anticipation ancienne, allemande celle-ci, avec “Le Maître des airs” (1908), premier des cent-soixante-cinq épisodes consacrés au Capitaine Mors, alias « Der Luftpirat » ou pirate des cieux, sorte de mélange entre un capitaine Nemo aérien et un justicier masqué, sillonnant les airs au tout début de l’époque des aérostats avec un appareil très en avance sur son temps. Autre aventure aérienne, “Cinq semaines dans l’éther” par Alexis Nicolas de la Vitche (date de parution non précisée, l’auteur serait défunt en 1884 mais l’existence d’une ombre contemporaine rôdant autour des revues de genre sous le nom d’Alex Nicolavitch nous fait subodorer quelque subterfuge transtemporel), nous narre en douze brefs chapitres les aventures du professeur Aristobule Fergus et ses recrues, involontairement partis se poser sur une comète grâce à un tout nouvel aéronef fonctionnant à l’aide de gyroscopes à liqueur inertielle. Enfin, on quitte la science-fiction avec un récit russe, “Nuit terrible” (1878) d’Andrei Zarine, une aventure maritime oppressante et dramatique.
Des récits contemporains
« Nous savons maintenant que ce qu’on appelle parfois le vide de l’espace est une effervescence mousseuse de particules subatomiques alternant continuellement entre potentialité et réalité. »
Retour à la science avec “Exitus Mortalis” d’Ethan Robinson, assurément un auteur à découvrir, car même si son texte (peut-être le premier à être traduit en français) apparaît dans les premières pages cryptique et bavard, la seconde partie verse vers quelque chose d’à la fois très humain et très intemporel. Humanité également pour Nina Allan qui avec “Angélus” propose un récit dont la composante science-fiction, dépouillée à l’extrême, n’apparaît qu’en toile de fond et par allusions, sans aucun des aspects techniques habituels, ni des artifices narratifs classiques destinés à expliquer le contexte au lecteur. Mais ce récit qui avance par petites touches ancrées dans le quotidien fonctionne à la perfection, Nina Allan mettant avant tout en avant l’aspect humain, comme a pu le faire Mary Robinette Kowal dans la nouvelle « La Lady astronaute ».
Parmi les auteurs de langue française, on retiendra Léa Fizzala qui offre avec “Terre à Terre” un récit de science-fiction prenant et astucieux, avec des éléments classiques et une pointe de cyberpunk, et n’est pas sans rappeler, pour la vanité déçue de son personnage, le fameux “Enoch Soames” de Max Beerbohm (un texte ironique et mémorable que l’on peut lire dans le numéro trois du « Visage Vert »). Sylvain-René de la Verdière propose avec “L’Affaire de l’Ange gardien" un récit fantastique à composante maritime ambitieux et soigné, mais dont l’ultime partie (due à une très hypothétique Carole Lesvices) nous semble hélas céder à une certaine facilité. Yves Letort, dont nous avions déjà lu “Le Chien” dans le « Novelliste 1 » et “La Remontée du fleuve” dans le « Novelliste 3 » poursuit son exploration du monde du fleuve (dont on découvrira d’autres facettes dans l’excellente revue « Le Visage Vert » avec ici “La Fièvre”, un récit alliant symbolisme et macabre.
Essais, articles et autres
“Capitaine Mystérieux”, un bel article d’une dizaine de pages de Marianne Sydow-Ehrig et paru en allemand en 2012, fait le point sur tout ce que l’on sait du capitaine Mors, alias Der Luftpirat, dont nous parlions plus haut, et sur tout ce que l’on ignore de cette saga littéraire qui à force de fascicules avoisine les cinq mille pages. Bien des mystères encore puisque l’on n’en connaît pas plus les auteurs que les illustrateurs, mais aussi bien des connaissances précises et des anticipations pertinentes pour ce que les Allemands qualifiaient alors de « Schundliteratur », ou littérature de caniveau, une série qui n’avait pourtant rien à envier à notre « littérature de quai de gare » hexagonale.
Nous avions eu affaire dans le premier numéro à Jean-Daniel Brèque et à la collection « Baskerville », dans le second à Pierre-Paul Durastanti, aux commandes de la collection « Pulps » du Bélial’, dans le troisième à Fabrice Mundzik avec les éditions Bibliogs et dans le quatrième au « savanturier » de Jean-Luc Boutel, voici à présent Patrice et Viktoriya Lajoye (dont nous avions chroniqué l’essai « Étoiles rouges, la littérature de science-fiction soviétique ») et les éditions Lingva. Tout sur les enthousiasmes et les difficultés des deux comparses à mettre à la disposition du public français des œuvres d’un immense corpus qui ne demandent qu’à être traduites. Dans le registre de la non-fiction, un entretien avec Nina Allan et un port-folio consacré au dessinateur russe Anatoli Chpir viennent compléter l’ensemble. Notons, enfin, que ce numéro est dédié à l’érudit Joseph Altairac (1957 – 2020), bien connu des amateurs du genre, et sur lequel Lionel Evrard revient abondamment dans sa préface.
Au risque de nous redire encore et encore, nous ferons la même conclusion que pour « Le Novelliste 1 », « Le Novelliste 2 », « Le Novelliste 3 » et « Le Novelliste 4 » : avec plus de deux cents pages riches et copieusement illustrées, le lecteur en a largement pour sa poignée d’euros. Avec des textes allant du dix-neuvième au vingt et unième siècle, avec un goût marqué pour l’éclectisme et une palette suffisamment large pour varier les plaisirs, ces numéros du « Novelliste », pour qui ne les possède pas encore, apparaissent comme un investissement utile pour un prochain confinement, ou pour toute autre catastrophe à venir.
Sommaire :
Jean-Luc BOUTEL & Lionel Evrard Embarquement immédiat, illustré par Émile FRIANT
Nina ALLAN, Angélus, trad. Bernard SIGAUD, illustré par Vartan ARAKELOV
Kevin McNeil, entretien avec Nina ALLAN, trad. Bernard SIGAUD, illustré par TheHardLab
Ethan ROBINSON, Exitus Mortalis (One Way Out), trad. Bernard SIGAUD, illustré par TheHardLab
Yves LETORT, La Fièvre, illustré par Céline BRUN-PICARD
Anatoli CHPIR, Anatoli Chpir, magicien du trait, présenté par Patrice LAJOYE
Andréi ZARINE, Nuit terrible, trad. A. BLANCHECOTTE rév. Patrice LAJOYE & Viktoriya LAJOYE, illustré par Ivan AIVAZOVSKY
Sylvain-René DE LA VERDIÈRE L’Affaire de « l’ange gardien », illustré par POULPY & Franz VON STUCK
Didier PEMERLE, Jour du nuage, illustré par Jean-Jacques TACHDJIAN
Leo DHAYER : entretien avec Patrice et Viktoriya LAJOYE
John Jacob ASTOR, Voyage en d’autres mondes (2/4) illustré par Daniel Carter BEARD
Alexis-Nicolas de LA VITCHE, Cinq semaines dans l’éther, illustré par Anton NEGULESCO
Léa FIZZALA, Terre à Terre, illustré par Robert DELAUNAY
Marianne SYDOW-EHRIG, Capitaine Mystérieux, trad. Erwann PERCHOC
ANONYME, Capitaine Mors, pirate des cieux - Épisode 1, trad. Erwann PERCHOC
Pascal MALOSSE, Souvenir d’enfance, illustré par Thony BOURDEIL
Ketty STEWARD, La Porte, pages 203 à 205.
Céline MALTÈRE, À nous quatre, illustré par Huguette LENDEL
Pierre LAURENDEAU, Le Débordement, illustré par Huguette LENDEL
Didier PEMERLE, Quatre fois une opération, illustré par Huguette LENDEL
Titre : Le Novelliste
Numéro : 5
Rédacteur en chef : Léo Dhayer
Comité de rédaction : Lionel Évrard, Nellie d’Arvor, Roland Vilère, Elvire Arnold, Andi Verolle, André Virolle
Design graphique et iconographie : Frédéric Serva, André Virolle
Éditeur : Le Novelliste / Association Flatland
Page du numéro : Le Novelliste 5
Pages : 209
Format (en cm) : 15,8 x 24 x 1,5
Dépôt légal : février 2021
ISBN : 9782490426096
Prix : 13 €
Les éditions Flatland sur la Yozone :
La chronique du « Novelliste 1 »
La chronique du « Novelliste 2 »
La chronique du « Novelliste 3 »
La chronique du « Novelliste 4 »
« Pill Dream » de Xavier Serrano
« Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin