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Le cyberespace de l'imaginaire




I.A., la plus grande mutation de l’Histoire
Kai-Fu Lee
J’ai Lu, Documents, traduit de l’anglais (États-Unis), essai, 445 pages, mai 2021, 8,60€

On ne verra pas dans ce volume de contradiction avec « L’intelligence artificielle n’existe pas » de Luc Julia. Tout est question de définition. Luc Julia mesurait l’IA à l’intelligence globale d’un être humain. Kai-Fu Lee le fait également, et leur diagnostic concorde : ce n’est ni pour aujourd’hui, ni pour demain. Mais tous deux sont d’accord sur un autre constat : le deep-learning a permis l’émergence d’intelligences partielles, algorithmiques, concentrées sur une ou quelques tâches, parfois extraordinairement complexes, pour lesquelles elles sont incomparablement meilleures que les humains. C’est dans cette acceptation que Kai-Fu Lee utilise le terme d’intelligence artificielle, qu’il dresse un état des lieux et nous alerte sur les problèmes de société à venir.



« Aujourd’hui, les grandes avancées théoriques aboutissent enfin à des mises en pratique concrètes qui sont sur le point de transformer nos vies.  »

La Chine et son moment Spoutnik” “Dans l’arène des copieurs”, “L’internet chinois : bienvenue dans une autre dimension”et “Le Conte de deux pays”, qui constituent les deux cents premières pages et la première moitié du volume, auraient pu être élagués et rassemblés en une seul et unique partie. Si Kai-Fu Lee s’intéresse aux aspects historiques (surtout l’histoire des entreprises du numérique) et les nourrit d’abondants exemples, il n’y fait guère que montrer l’essor fabuleux de la mise en application par la Chine des outils numériques, démontrer le rattrapage progressif de son retard par rapport aux États-Unis et pronostiquer, arguments forts à l’appui, les sous-domaines dans lesquels les États-Unis sont d’ores et déjà talonnés et seront bientôt dépassés. Son étude des différences entre les systèmes américain (marqué par la propriété intellectuelle et les lois anti trust) et chinois (totalement dérégulé, où soutien massif de l’état, plagiat, vol, copie et adaptation perpétuelles dominent) est répétitive et redondante, comme s’il craignait de ne pas convaincre.Cela sent parfois quelque peu la propagande, même si l’auteur feint de s’en défendre.L’argument majeur de sa thèse est que l’invention décisive, le grand pas en avant, le saut qualitatif, le passage d’un seuil, qui ne surviennent que toutes les quelques décennies et qui ont toujours été du fait des États-Unis – et, admet-il, devraient l’être encore à l’avenir – importent peu. La différence, selon Kai-Fu Lee, se fera au niveau de la mise en application rapide dans tous les aspects de la vie quotidienne, favorisée en Chine par les subventions massives de l’état, et de la fabuleuse base de données comportementales que constitue l’utilisation ubiquitaire et permanente du numérique dérégulé, une accumulation de données (richesse en elle-même et nouvel eldorado des entreprises, la massivité des données constituant l’élément princeps de l’amélioration des IA) bien supérieure en Chine par rapport à tout autre état du monde, et source d’un déséquilibre qui, chaque jour, ne fait que s’accroître.

« En Chine, les entreprises préfèrent l’approche rouleau-compresseur. Si besoin, elles sont prêtes à financer l’ensemble de la chaîne avec leur trésorerie pour accélérer le processus d’acquisition des clients et couper l’herbe sous le pied de leurs rivaux. Leur raisonnement est le suivant : plus elles s’impliqueront dans les opérations pratiques – et souvent très coûteuses – qui sont au cœur de leur activité, plus il deviendra difficile d’ébranler leur position en cassant les prix. »

Ce qui frustre, dans un ouvrage prétendument consacré à l’intelligence, est qu’il donne, la plus grande partie durant, l’impression de ne s’intéresser à rien d’autre qu’à l’argent et au commerce. Que les Américains peu souples, peu malléables, autocentrés, imperméables au monde extérieur et chroniquement incapables de considérer qu’un comportement autre que strictement américain puisse l’emporter et même simplement fonctionner, aient été victimes d’un regard réducteur et aient échoué à pénétrer les marchés chinois est une évidence. Mais ce qui chez Kai-Fu Lee semble être la définition de l’intelligence (la capacité à l’emporter dans la concurrence mercantile) apparaît aussi comme un regard passablement réducteur.

Une vision purement intéressée, prédatrice, consommatrice, le monde vu à travers le prisme de l’application – financière, entrepreneuriale, domestique, urbaine. Si l’auteur élargit par la suite son propos en développant “Les quatre vagues d’intelligences artificielles, IA en ligne, IA professionnelle, IA perceptive, IA autonome”, en cours ou à venir, il ne cesse jamais de raisonner en termes d’argent et d’avantages compétitifs, et, dans les parties suivantes n’aborde pas les problèmes plus fondamentaux comme la nature ou la définition de l’intelligence, et ne s’attarde guère sur la possibilité des sauts quantitatifs en matière de découvertes qui ne semblent également être conçus qu’en termes d’avantages – soit un tel saut quantitatif, comme celui du deep-learning, est en open source et il s’étend instantanément à la Chine (et accessoirement au reste du monde), soit il demeure secret et concentré entre les mains d’une seule firme à qui elle procure une mainmise écrasante et définitive sur toutes les autres. Aucune mention de ce que l’IA a déjà apporté et peut apporter en physique, en mathématiques ou dans d’autres sciences fondamentales, ou encore à elle-même, ou dans d’autres domaines de l’intelligence humaine.

« En un mot, faute d’être maîtrisée, l’intelligence artificielle va jeter de l’huile sur tous les brasiers socio-économiques du monde. »

Les utopies, les dystopies et la crise bien réelle”,“Les leçons du cancer“, L’IA et les hommes : imaginer une coexistence réussie” et “L’Histoire universelle de l’IA ” finissent par venir élargir le propos. En utilisant clairement les termes utopie et dystopie, en prenant comme point de départ une nouvelle de science-fiction, « Pékin origami », écrite par Hao Jingfang (dans le recueil « L’Insondable profondeur de la solitude  », Fleuve éditions 2018, Pocket 2019), Kai-Fu Lee essaie de voir un peu plus loin que les strictes dynamiques concurrentielles. Pour l’utopie, l’amélioration constante du fonctionnement des villes. Pour la dystopie, des pages passionnantes sur les emplois appelés à disparaître ou à se raréfier, avec notamment le fameux paradoxe de Moravec, énoncé dans les années quatre-vingts, et qui reste plus que jamais d’actualité. Selon ce paradoxe, résultant du constat de ce que les IA savent faire (des tâches très complexes) et ne pas faire (certaines tâches plus simples), des compétences durement acquises vont se voir réduites à néant : analyste financier, radiologue, dermatologue ou médecins traitants sont d’ores et déjà menacés, alors que les femmes de ménage et les aides-soignantes ne sont pas près d’être remplacées. “La deuxième vague de l’intelligence artificielle”, explique l’auteur, “ne se limite pas à la finance. Appliquée à d’autres sphères où l’information est une composante majeure, elle peut conduire à une démocratisation massive des services de pointe jusqu’alors réservés à une élite.” Entre l’utopie et la dystopie, on trouve l’OMO (online-merge-offline), qui, admet l’auteur, dépasse le strict monde du commerce, concernant par exemple l’éducation, une interpénétration du monde réel et virtuel toujours plus forte, jusqu’à devenir constante et ubiquitaire, un peu comme on a pu le lire dans l’excellent « Drone Land » de Tom Hillenbrand.

« Pour bâtir des sociétés florissantes à l’ère de l’intelligence artificielle, il va falloir opérer d’importants changements dans notre économie, mais aussi et surtout modifier notre culture et nos valeurs. »

Que restera-t-il après le séisme de ces inéluctables destructions d’emplois si massives que l’émergence de nouveaux métiers ne pourra jamais venir les compenser ? Quel avenir pour la bataille concurrentielle qui fait rage ? Le constat est sans appel. Au niveau mondial un accroissement considérable des inégalités entre ceux qui ont la pleine maîtrise des IA et de leur applications ; deux superpuissances d’un côté, la Chine et les États-Unis d’un côté, et, à peu de choses près ,le reste du monde de l’autre côté. Avec un effondrement de la croissance basée sur les exportations à bas prix et transformation de la force des certains états (une main d’œuvre bon marché) en handicap sources d’agitation sociale. Mais aussi, au sein de tout pays et plus encore à l’intérieur même de ces deux grands blocs victorieux, un accroissement inéluctable des inégalités individuelles qui continueront à se creuser. Et l’essentiel du pouvoir concentré au sein des grandes firmes aux capitalisations délirantes qui, à force d’effacer et d’accaparer le pouvoir des états, commencent à réaliser qu’elles pourraient bien hériter aussi de leurs responsabilités, et qu’elles pourraient être les cibles des vindictes populaires à venir. Qu’un nouveau « contrat social » émerge ou non, il est certain que des changements d’envergure seront inéluctables, et que les décennies à venir seront difficiles. Pas à pas, Kai-Fu Lee nous explique pourquoi, à travers cet « I.A., la plus grande mutation de l’Histoire  » dont le début apparaît répétitif, mais dont la seconde partie se révèle passionnante.


Titre : I.A., la plus grande mutation de l’Histoire (AI Superpowers. China, Silicon Valley and the New World Order, 2018)
Auteur : Kai-Fu Lee
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Élise Roy
Couverture : Studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Les Arènes, 2019)
Collection : Documents
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13230
Pages : 445
Format (en cm) :11 x 17,7
Dépôt légal : mai 2021
ISBN : 9782290231647
Prix : 8,60 €



Un peu de sciences sur la Yozone :

- « L’intelligence artificielle n’existe pas » de Luc Julia
- « Lettres à Alan Turing »
- « Tout est chimie dans notre vie » de Mai Thi Nguyen-Kim
- « Le Théorème du parapluie » par Mickaël Launay
- « Chroniques de l’espace » par Jean-Pierre Luminet
- « Mon odyssée dans l’espace » par Scott Kelly
- « Mojave épiphanie » par Ewan Chardronnet (dans notre sélection Noël 2017)
- « Chasseur d’aurores » par Jean Lilensten


Hilaire Alrune
5 juin 2021


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