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Market Forces
Richard Morgan
Bragelonne, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), cyberpunk, 539 pages, mars 2021, 17,90€

Sans l’adaptation Netflix de « Carbone Modifié » et le regain de célébrité de son auteur, il est à gager que ce « Market Forces », arrivé en librairies en langue originale il y a plus de quinze ans, n’aurait pas été traduit en français. Si l’on peut discuter le caractère opportuniste de cette publication dans l’hexagone, et si l’on peut admettre que l’ouvrage apparaît secondaire dans la bibliographie de l’auteur, il aurait été dommage de ne pas s’asseoir un moment sur le siège passager de Chris Faulkner, analyste et gladiateur moderne de la route. Parce que malgré quelques cahots, le trajet en vaut la peine.



« Heckler and Koch Nemesis 10. Aussi appelé Nemex. Semi-automatique, contrôle de recul, pas de sécurité. On le sort et on tire.  »

Chris Faulkner est un jeune loup. Analyste pour une grande société. Et bon conducteur. Très. Il a tout intérêt : dans ce futur proche où tous les coups, ou presque, sont permis, on se débarrasse de ses rivaux en duels automobiles autorisés, officiels, codifiés. Des duels qui se terminent préférentiellement par la mort du perdant, écrasé, calciné ou abattu à bout portant dans l’épave de son véhicule. Les médias en raffolent, les analystes sont célèbres. C’est après l’un de ces duels que Chris Faulkner est approché, puis embauché, par Shorn associates, une des entreprises les plus puissantes du marché.

« Ces entreprises-là n’avancent pas masquées. Pas de bla-bla, pas de justification morale. Elles se vantent juste d’être les meilleures dans le business, point final. Tu t’adresses à Shorn parce que c’est une bande d’enflures qui va faire fructifier ton pognon dans n’importe quelles circonstances. Tu t’adresses à eux parce que tu te branles des placements éthiques et que tu veux toucher ton putain de rendement sans savoir comment il a été géré.  »

En partant d’une idée un peu folle, Richard Morgan mène une charge féroce contre l’entreprenariat qui transforme tout en affaires. Devant la désagrégation des états au profit des pouvoirs grandissants des firmes se dessine un futur abominable où les boîtes privées remplacent absolument tout. Y compris – un paroxysme qui est aussi l’occasion de plus d’une page à frémir – ce qu’elles appellent désormais la Gestion des Conflits. En d’autres termes, l’ONU remplacée par des cabinets exerçant la même fonction mais avec une nouvelle optique : maximiser les profits. Les guerres sont des affaires juteuses, et tant pis si maximiser les gains c’est aussi maximiser les victimes. L’antique démonstration de Vespasien passe ici la surmultipliée.

« La prospérité se répandait depuis les fondations de la tour Shorn telle une végétation dense partant d’un aquifère, expliquait même l’une des brochures avec emphase. La métaphore évoquait plutôt à Chris quelques gouttes tombant d’un vieux pot de fleurs craquelé. Dans son expérience, ceux qui possédaient les richesses s’évertuaient à ne surtout pas les laisser ruisseler où que ce soit.  »

Ceux qui ont goûté aux coups fourrés le plus sinistres de toute entreprise, ou plus simplement de tout milieu professionnel, et qui ont eu le cuir suffisamment épais pour y survivre, trouveront la charge de Richard Morgan hilarante – à condition d’aimer l’humour noir, le second degré, le rire désespéré. Mais ils ne riront que d’un rire jaune noyé dans les grincements de dents.

On connaît Richard Morgan. Dans ce « Market Forces  », qui, sous ses aspects réalistes, oscille entre réalisme, farce noire, parodie et satire, il n’hésite pas à en rajouter. Surenchère dans l’ambition, surenchère dans l’action, débauche de virilité, calibrage façon blockbuster : dans « Market Forces », la testostérone ruisselle à toutes les pages. Les lecteurs au premier degré seront ravis, les autres souriront. Car sous le capot du « toujours plus », Morgan joue parfois plus finement, et le jugement et la considération de l’auteur pour ses propres personnages apparaît ici et là en filigrane, par exemple lorsqu’un dealer, mi-figue mi-raisin, demande à Chris Faulkner s’il est de la famille de William Faulkner : ni lui ni ses collègues ne comprennent. Car lui et ses collègues, malgré leurs qualités d’analystes, sont des idiots totalement incultes, et incapables de se rendre compte de ce qu’ils sont. Des pauvres types qui croient que la qualité ne se mesure qu’à l’argent, aux vêtements de luxe et aux grosses bagnoles. Exactement comme ces losers qu’ils méprisent. Chris Faulkner et tous les cadres qui l’environnent (désignés par d’autres sous l’anagramme « crades » qui en dit long), ne sont que d’irrémédiables et d’abominables crétins. Le roman – on l’avait deviné dès le départ au fait que Faulkner ait laissé la vie sauve à un de ses concurrents – se construira autour de l’ambivalence de ce personnage qui envers et contre tout conserve en lui une part d’humanité, de décence, d’empathie, peut-être même de compassion. Comme un vague désir de justice et d’égalité qui de temps à autre affleure. Un frémissement. Cette ambivalence, véritable moteur de l’intrigue, ne sera jamais totalement levée.

« Le fait est que chaque appel d’offres a vocation à générer un certain niveau de violence. Dans le cas contraire, c’est tout l’esprit de nos activités marchandes qui disparaîtrait. Pour un appel d’offres de cette ampleur, il était clair que les parties en présence ne comptaient pas ménager leurs efforts. D’où une effusion de sang peut-être regrettable mais néanmoins nécessaire.  »

On pourra faire à ce roman plus d’un reproche : une surenchère parfois gratuite dans la violence (le chapitre dix-sept, à ce titre, apparaît inutile), une récurrence métronomique de dialogues de couple, (lesquels ne manqueront pas d’horripiler le lecteur français, mais dont la présence s’explique par le fait que le roman soit passé par le stade de scénario, et l’on sait à quel point les spectateurs d’outre-Atlantique sont friands de cette psychologie de pacotille), et plus d’une facilité scénaristique avec certains pans de l’histoire cousus de fil blanc (rien n’est hélas vraiment crédible dans la série d’évènements aboutissant au chapitre trente-trois, que l’on voit venir de très loin et qui est encore moins vraisemblable). On n’est donc pas, avec « Market Forces  », dans du très grand Richard Morgan. Dans une courte postface, l’auteur parle d’idée vicieuse devenue nouvelle, puis scénario de film, puis roman. Une valse-hésitation qui explique sans doute l’aspect composite d’un volume qui n’est pas pour autant à négliger. Si « Market Forces  » apparaît atypique dans la bibliographie de Morgan, la férocité de sa charge sociale vaut la lecture. On l’admettra : la critique n’est pas toujours fine, elle est parfois trop démonstrative (notamment les dialogues entre Clara et son propre père, lequel a choisi de continuer à vivre dans la zone), et les citations peuvent sembler insérées au forceps. On trouvera d’ailleurs en annexe une brève bibliographie des lectures de l’auteur – Chomsky, Stiglitz et quelques autres, dont le très populaire Michael Moore.

« Je dirais qu’un économiste pratiquant le libre-échange a par définition du sang sur les mains, ou alors c’est qu’il ne fait pas le boulot. La loi du marché entraîne des décisions difficiles qui répondent à des questions de vie ou de mort. Des décisions que nous sommes bien déterminés à prendre. Le sang que vous voyez sur nos mains aujourd’hui est celui de collègues moins déterminés. Je crois que ça veut dire quelque chose.  »

Pourtant, ce qui est le plus important, le plus notable, dans ce « Market Forces » plus fin qu’il n’y paraît, ce n’est pas le registre des constats sociaux les plus flagrants, les plus démonstratifs, les plus convenus, les plus caricaturaux. Il y a le visible, l’outrancier, et le reste. Le reste, ce sera par exemple – et cela n’apparaît qu’en toute fin de roman – l’intérêt que porte l’auteur aux points de bascule, aux lignes de fracture qui font que ce qui dans une société était considéré comme inhumain et inacceptable devient, beaucoup plus par une cristallisation subite que selon un lent processus de métamorphose, une norme nouvelle. On casse les règles du jeu, on dévie, et cette déviance s’impose comme une nouvelle norme. Une application de la théorie mathématique et physique des catastrophes à la dynamique des mœurs et des sociétés. Qu’est ce qui fait que la maltraitance au sein des entreprises devient un modèle ? Qu’est ce qui fait qu’il devient non seulement, normal, mais même exemplaire, de tuer ses propres collègues en route vers le bureau pour prouver que l’on est le meilleur ? Avec bien des années d’avance, Richard Morgan - qui n’oublie pas dans son récit le rôle aggravant et moteur des réseaux sociaux - voyait venir des dérives à présent pleinement accomplies, et « Market Forces  » pousse à s’interroger sur ces nouvelles dérives.Qu’est ce qui a fait que ce qui était vertueux hier – la lutte contre la censure – a été remplacé par cette nouvelle vertu, forme paroxystique de censure héritée en droite ligne du fascisme, de stalinisme et du maoïsme qu’est la cancel culture ? Qu’est ce qui fait que ce qui était abominable hier – la dénonciation, la calomnie, l’esprit « collabo » - soit en passe de devenir une nouvelle norme morale, chacun s’évertuant et s’enorgueillissant de pratiquer l’appel public à la mort sociale, voire physique, d’amplifier la diffamation, la délation, de véhiculer les rumeurs sans rien vérifier, d’attirer et d’exciter la vindicte publique sur son voisin ? On pourrait trouver bien d’autres exemples. Ne nous y trompons pas : la science-fiction, en forçant ici et là le trait, est bien souvent une manière sagace d’aborder le présent. L’interrogation fondamentale que pose Richard Morgan au sujet de l’évolution des sociétés contemporaines n’est autre que la question suivante : comment l’infamie devient-elle une règle, comment l’ignominie devient-elle une vertu ?


Titre : Market Forces (Market Forces, 2004)
Auteur : Richard Morgan
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Claude Mamier
Couverture : Pierre Santamaria
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman(site éditeur)
Pages : 539
Format (en cm) : 14 x 21,3
Dépôt légal : mars 2021
ISBN : 9791028112493
Prix : 17,90€


Richard Morgan sur la Yozone :

- « Thin air » par Richard Morgan
- « Carbone modifié » par Richard Morgan
- « Furies déchaînées »par Richard Morgan



Hilaire Alrune
27 juin 2021


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