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Expiration
Ted Chiang
Denoël, Lunes d’Encre, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 453 pages, septembre 2020, 23€


« Il avait cherché les minuscules pores sur la peau de la réalité, comme les trous que les vers percent dans le bois, et après en avoir trouvé un il avait réussi à l’élargir et à l’étirer, comme un souffleur de verre transforme une goutte de verre fondu en une pipe à long tuyau. »

Dans “ Le Marchand et la porte de l’alchimiste ”, tout tourne autour de mystérieux artefacts capables d’envoyer vingt ans en avant puis vingt ans en arrière, ou l’inverse. Des artefacts qui mettent l’ingéniosité des hommes au défi, comme ceux imaginés par Patrick Lee dans « L’entité 0247 », « Le Pays fantôme  » et « Ciel Profond ». Peut-on changer le passé ou le futur, et, si non, ne peut-on pas trouver entre l’un et l’autre des chemins différents, ou, dans le même chemin, découvrir des richesses et des complexités inattendues ? En brodant autour du voyage temporel, Ted Chiang réussit à revisiter une thématique classique de la science-fiction à travers le prisme du conte oriental : un récit intemporel et une magnifique réussite

Autre artefact d’intérêt, le Déducteur de “ Ce qu’on attend de nous ”, qui apparaît comme un simple gadget doté en tout et pour tout d’une diode lumineuse et d’un circuit à retard temporel envoyant une information – l’allumage de la diode – une seconde dans le passé. Il n’en faut pas plus pour susciter des abîmes logiques et métaphysiques capables de perturber gravement nombre d’individus en mettant à mal l’idée du libre arbitre. Une thématique déjà abordée par Frédéric Delmeulle, également à travers le prisme du voyage temporel et de l’hypothèse scientifique du démon de Lamarck, dans « La parallèle Vertov » » et « Les Manuscrits de Kinenereth ». Un récit bref, brillant, astucieux.

Troisième artefact novateur, le prisme de la novella “ L’Angoisse est le vertige de la liberté ” est un terminal permettant d’entrer en contact avec un autre soi-même vivant dans un de ces mondes alternatifs qui sont en nombre illimité. Si l’auteur ne mentionne pas tels quels le multivers ou les systèmes chaotiques mis en évidence par Lorentz, il les aborde néanmoins à travers les travaux du physicien Michaël Berry qui en 1978 démontrait que sur un billard théorique, idéal, en exécutant une casse parfaite, l’on “ pouvait prévoir neuf collisions avant d’être contraint de tenir compte de l’effet gravitationnel d’une personne se tenant debout dans la pièce ”– un nombre ridicule de collisions eu égard à celles qui agitent les molécules d’air autour du prisme à effet quantique et qui suffisent à créer des divergences entre les deux réalités parallèles ainsi générées. Ted Chiang développe ainsi, à travers une série de variantes et d’astuces allant de l’arnaque minable aux retrouvailles quasiment miraculeuses d’un couple (l’un des deux est mort dans ce monde-ci, dans un monde parallèle c’est l’autre qui est mort, si bien que chacun des endeuillés peut converser avec sa moitié), l’idée de ponts audiovisuels entre mille mondes possibles. On y trouvera, entre autres, le même caractère irréductible du passé – et parfois même du futur – que dans “ Le Marchand et la porte de l’alchimiste ”, la consolation – modeste – d’apprendre que nos actions considérées comme négatives dans notre propre vie n’auraient pas été, loin s’en faut, contrebalancées dans d’autres vies par des décisions plus raisonnées, l’étrange notion de jalousie vis-à-vis de soi-même (car si l’on peut lutter contre la jalousie éprouvée pour autrui, il est bien difficile d’admettre qu’un autre soi-même soit bien plus favorisé que nous), les circonstances dans lesquelles ce prisme entre mondes peut apparaître comme une machine à miracles ou au contraire comme une machine à se faire mal. Il y a plus d’une idée brillante dans cette longue novella qui, hélas alourdie par un excès de psychologie peu fine, à l’américaine, n’a ni la pureté ni la brièveté des textes précédents.

Excès de psychologie pas toujours très fine également dans “ Le Cycle de vie des objets logiciels ”, entre novella et court roman, qui parlera aux anciens amateurs de « tamagotchi » à travers l’odyssée de créatures artificielles qu’il faut éduquer, de leur hébergement et de leur survie au gré des plateformes, de leur abandon, de leur matérialisation dans des enveloppes réelles, de leur incapacité à comprendre que leurs adoptants ne puissent les suivre dans le monde virtuel, de tentatives de les récupérer à des fins sexuelles ou de souffre douleurs, du mésusage de leurs copies, mais aussi à travers le développement d’entités extraterrestres virtuelles : la nouvelle brasse un grand nombre de développements potentiels mais donne l’impression que l’auteur y a rassemblé les matériaux d’un roman qui serait resté inabouti.

Entre nouvelle et novella, “ La vérité du fait, la vérité de l’émotion ” repose sur une idée déjà convenue puisqu’elle concerne l’utilisation d’une application nommée Memori, qui enregistre en permanence l’existence de son propriétaire. L’astuce de l’auteur n’est pas de bâtir une véritable intrigue à partir d’une telle possibilité, mais de l’inscrire dans le contexte plus vaste de la mémoire humaine, en partant de la lecture et de l’écriture progressivement abandonnées au fil des générations “ Bien qu’on l’imagine rarement ainsi, l’écriture est une forme de technologie, et le mécanisme de pensée d’une personne alphabétisée est donc régulé par cette technologie. Nous devenons des cyborgs cognitifs dès que nous apprenons à lire, et les conséquences en sont profondes ” et en remontant aux constats des ethnologues sur les civilisations et peuples sans écrits. Un beau parallèle, car si nous réécrivons et remanions sans cesse nos propres souvenirs, et si “ Les gens sont faits d’histoires. Nos souvenirs ne sont pas l’accumulation neutre de chaque seconde vécue ; ils sont le récit que nous écrivons à partir de moments choisis. ”, les peuples souffrent également du même travers car selon les constats des ethnologues, “ Avant qu’une culture n’adopte l’usage de l’écriture, lorsque la transmission du savoir se fait exclusivement à l’oral, elle peut très facilement remanier son histoire. (…) les bardes et les griots du monde entier ont fait évoluer leurs histoires en fonction de leurs publics et ainsi progressivement adapté leur passé aux besoins du présent.”

« J’avais craint que nos cerveaux ne puissent être en train de ralentir, et c’est cette intuition qui m’avait poussé à entreprendre mon autodissection. »

Si ce volume propose de la science-fiction avec des idées novatrices, il est aussi l’occasion de découvrir plusieurs textes rétrofuturistes particulièrement aboutis. La nouvelle-titre, « Expiration  » postule l’existence d’une intelligence mécanique qui se devine condamnée par les lois de la thermodynamique. Un double exercice – à la fois de style et intellectuel –réussi. “Ayant un peu recouvré mon sang-froid, je commençai le long parcours de réassemblage de mon cerveau. Je réussis finalement à lui redonner sa configuration compacte d’origine, à replacer les plaques sur ma tête et à me libérer du support de fixation” , écrit le narrateur, concrétisant ainsi, sous sa facette mécanique, la théorie du surplomb mental évoquée par le physicien Murray Gell-Mann dans son essai « Le Quark et le jaguar ». Difficile de ne pas penser, dans ce récit ou l’entropie règne en maître, à ce fameux « décalage vers le rouge » qui selon les astrophysiciens signe l’expansion constante de l’univers – et à terme notre perte.

Ton plus léger, quoique peut-être faussement, pour “ La nurse automatique brevetée de Dacey ”, où dans un monde le victorien l’invention d’une nurse mécanique ne convainc pas, et même expose à des effets indésirables inattendus. Que l’on ne s’y trompe pas : le handicap de ces enfants qui ne savent plus répondre à des sollicitations humaines décrit sous une forme presque voltairienne le handicap social de certains geeks – une belle nouvelle qui, si elle se déroule dans le passé, fait écho à des phénomènes de société très contemporains.

Omphalos ” apparait aussi comme un délicieux contre rétrofuturiste : dans une ambiance victorienne, la Création ne fait aucun doute : les indiscutables fossiles des premières générations humaines, animales et végétales viennent confirmer la théorie divine. Mais les astronomes découvrent malgré tout que l’univers tourne autour d’une planète qui n’est pas la nôtre. Entre métaphysique et théologie, une belle trouvaille.

Plus anecdotique, “ Le Grand silence ” est né d’une commande pour accompagner une exposition et repose sur un constat : depuis Arecibo, nous recherchons des intelligences extraterrestres alors que nous ne nous donnons pas la peine de nouer le contact avec d’autres formes d’intelligence terrestre, que par ailleurs nous exterminons. Si un tel paradoxe a depuis longtemps été souligné, ce bref récit reste néanmoins plaisant.

Au total, les neuves nouvelles de cet « Expiration  » comprennent donc plus d’une idée brillante, et font pleinement honneur au genre. On recommande donc sa lecture, tout comme on recommande quelques autres idées d’exception, dans un autre recueil de neuf nouvelles, sans doute destinées à une diffusion plus modeste, car écrites par un auteur hexagonal, de surcroît hors collection de genre, les « Technofictions  » de Pierre Cassou-Nogues, dont nous avons parlé ici.


Titre : Expiration (Exhalation, 2019)
Auteur : Ted Chiang
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Théophile Sersiron
Couverture : Na Kim
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’Encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 453
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : septembre 2020
ISBN : 9782207136829
Prix : 23 €


Ted Chiang sur la Yozone :

- « La Tour de Babylone »


Hilaire Alrune
27 septembre 2020


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