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Feel Good
Thomas Gunzig
Au Diable vauvert, roman (Belgique), 398 pages, juillet 2019, 20€

Alice n’a jamais été vraiment malheureuse, pas plus que la majorité, mais très tôt sa mère lui a martelé ce couperet budgétaire d’« on va être un peu juste » et « il faut qu’on fasse attention ». Une vie sans relief, terne, sans folies, dépendante d’un petit salaire de vendeuse de chaussures. Un enfant, né d’un homme vite enfui, élevé comme un trésor malgré cette menace permanente de ne pas finir le mois. Et puis les catastrophes : le chômage, les factures... Alice racle les fonds de tiroirs, franchit certaines limites, de petits vols, vendre ses charmes... mais la spirale descendante est inexorable. Elle jalouse Séverine, une copine d’enfance née dans une famille bourgeoise, où l’argent n’a jamais été un problème ni même un sujet. Et elle en vient au pire : kidnapper un bébé d’une riche famille pour obtenir une rançon.
Sauf que rien ne se passe comme prévu : personne ne réclame le bébé.



La voilà en plus avec un nourrisson sur les bras, qu’elle se refuse à abandonner.
Elle commence à correspondre avec celui qu’elle avait pris pour le père du bébé, Tom Peterman, un écrivain qui n’a jamais réussi à percer, et sensiblement dans la même précarité qu’elle. Lui voit dans son histoire le sujet du best-seller qui lui ouvrira enfin les portes de la reconnaissance, mais elle est plus terre-à-terre : pour être sûr de faire un carton, il faut écrire un roman qui va se vendre. Et qu’est-ce qui se vend en ce moment ? Du Feel-good. Il va lui apprendre, et elle va écrire avec toute l’énergie du désespoir. Pour vendre aux riches l’histoire proprette qu’ils veulent acheter.
Sauf que cela ne se passe pas comme prévu.

Thomas Gunzig a la plume aussi acide que réaliste. Après « Manuel de survie à l’usage des incapables » et « La Vie Sauvage » ou le scénario du « Tout Nouveau Testament » de Jaco Van Dormael, il prend encore plus la défense des petits, des écrasés par la mondialisation et l’appétit du capitalisme. Dans le monde d’Alice et Tom, il n’a a que 2 camps : les riches et les pauvres. Avec Séverine ou les parents de la crèche, on verra bien que les riches se voilent la face, refusent de regarder la réalité et l’autre camp en face pour continuer à dormir. Un aveuglement volontaire, pour garder intacte leur vision idyllique du monde, comme les adultes de « La Vie sauvage ».
Les autres, tous les autres, sont des pauvres en devenir. Le simple fait de penser à l’argent, celui qu’on a ou qui va nous manquer, semble suffire à le faire disparaître, se réduire comme une peau de chagrin. Chaque événement est un nouveau domino qui tombe et ajoute son poids pour entraîner les autres. Gunzig alterne phrases mordantes et éléments ultra-pragmatiques, prix d’un cahier neuf pour le petit Achille ou de 4 tranches de jambon. Dans l’inexorable course contre la pauvreté d’Alice, il nous fait les comptables d’une équation impossible à résoudre, des heures d’intérim épuisantes, mal payées, des factures, des renoncements pour faire durer toujours plus le peu qui rentre. Son Alice est une mère magnifique, qui fait tout pour préserver son enfant, physiquement et psychologiquement, se sacrifiant jusqu’aux limites de son propre équilibre, ne refusant qu’une chose, que son enfant lui soit enlevé. Idem, avec le bébé, qu’elle baptise Agathe, qu’elle se refusera à délaisser ou abandonner quand personne ne la réclamera, quand bien même s’occuper d’elle veut dire plus de dépenses d’un argent qu’elle n’a pas.

Dans la partie consacrée à Tom Peterman, l’auteur brosse le portrait de la grande majorité des gens qui écrivent et ne vivent pas de leur plume, mais s’accrochent à leur rêve. Vivant de petits boulots, strictement alimentaires, espérant à chaque rentrée littéraire une reconnaissance populaire qui ne vient jamais, se mentant à eux-même d’un succès d’estime et de deux-trois critiques positives passées inaperçues. Le boom d’internet, des blogueurs, de Babelio se sera retourné contre eux, accroissant la masse des petits tirages de maisons mal connues. Tom a côtoyé à ses débuts des auteurs dont les espoirs sont devenus réalité, et il essaie de ne pas en être amer, sans comprendre pourquoi cela n’a pas marché avec eux.
Il y a tout, dans cette partie, pour comprendre le problème des auteurs, de leur rémunération, et « Feel Good » est la réponse à ce cruel dilemme littéraire : faut-il écrire ce que l’on veut, ou ce que les gens ont envie de lire ? La littérature est-elle là pour l’élévation des esprits, ou bien abat-on des arbres pour offrir une bouillie insipide mais réclamée par les clients ? Si vous êtes ici parce que vous lisez de l’Imaginaire, vous vous doutez bien que vos auteurs favoris n’émargent pas au même tirage que Marc Lévy et Guillaume Musso, il y a souvent deux zéros de différence. Idem pour les droits d’auteur touchés, ce qui intéresse davantage Alice.

La dernière partie, dont je ne vais pas tout dévoiler, montrera les affres de l’écriture, la fièvre, l’épreuve des corrections. J’ai un peu regretté que son inspiration vienne parfois d’on ne sait où, de points jamais abordés avant. Mais baste ! c’est du détail, dans « Feel Good », on verra surtout comment, dans cette période, ces deux âmes abîmées vont s’en trop s’en rendre compte se soutenir plus qu’elles ne le croient, n’être pas que la solution pratique à leurs deux misères, mais trouver chez l’autre cette moitié qui leur a manqué. Pas forcément parfaite, mais assez complémentaire au moment qu’il faudra pour surmonter les épreuves.
Bien sûr, tout ne se passera pas exactement comme prévu.
Je doute qu’on puisse parler de happy end. Si les personnages s’en sortent « comme dans un vrai feel good », le message qui transpire du roman de Thomas Gunzig est loin d’être aussi positif. C’est une fin logique, réaliste et un peu magique, la fin qu’on espère, en tant que lecteur et en tant qu’humain, pour Alice qui en a bavé.

Roman de la pauvreté sans tomber dans le misérabilisme, érudit à petites touches pour mieux montrer l’injustice de ces malheurs, parabole et satire du genre éponyme, « Feel good » se dévore avec crainte, appréhension mais sans voyeurisme. Enfin, tout dépend de votre camp. La morale demeure dans la ligne du « Manuel... » et de « la Vie sauvage » : dans cette société il n’y a que deux planches de salut, le mimétisme ou la fuite. Elle broiera, lentement, inexorablement, impitoyablement tous les autres, trop faibles, anonymes, juste bons à nourrir les plus forts.

Une cruauté froide, une folie on ne peut plus actuelle, une force, une rage de ceux qui n’ont rien à ne pas se laisser couler malgré tout, une humanité de petits riens qui forment pourtant un grand tout. Encore un excellent Thomas Gunzig.


Titre : Feel Good
Auteur : Thomas Gunzig
Couverture : Olivier Fontvieille
Éditeur : Au Diable Vauvert
Collection : Littérature française
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 398
Format (en cm) : 20 x 13 x 2,5
Dépôt légal : juillet 2019
ISBN : 9791030702743
Prix : 20 €



Nicolas Soffray
9 septembre 2020


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