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Chevaliers du Tintamarre (Les)
Raphael Bardas
Mnémos, roman (France), fantasy, 263 pages, février 2020, 19€

Morguepierre est une cité au milieu des eaux, bâtie à flanc de volcan, prétendument arrachée des fonds marins et sous la menace que des poissons d’en bas viendront un jour la reprendre. La noblesse à plumes s’est envolée sur les rochers flottant plus haut, laissant le bas au petit peuple, elfes et trolls.
En bord de mer, le capitaine Korn voit s’échouer des marie-morganes, anciennes sirènes difformes, sur ses plages. Signe néfaste. Pire, on leur a prélevé des organes. Pas bon, ça... ça sent de trafic de mâche-merveilles, ingrédients magiques et autres drogues... Il charge son adjoint, le chenu Fréjac, et le jeune coq Rodrigue, d’enquêter dans les quartiers populaires, tandis qu’à reculons, il alerte le bourgmestre troll puis monte en ballon prévenir les autorités supérieures.
Pendant ce temps, Silas, mi-charcutier mi-conteur, plutôt séducteur, embringue ses compères Rossignol, joueur de crin-crin et dragueur invétéré, et Morue, poissonnier et boxeur, dans le sauvetage hasardeux d’une belle dont il soupçonne l’enlèvement.



Dès les premiers chapitres des « Chevaliers du Tintamarre », on se demande où on a bien mis les pieds. Pas en terrain littéraire connu, en tout cas.
L’univers a ses origines sorties des eaux, un roc et ses miettes arrachés des profondeurs, une menace sourde que ceux d’en dessous viendront un jour reprendre leur cité volée. Des aristos peut-être ailés, qu’on ne verra quasi pas, mais qui alimentent les fantasmes du bas peuple.
Le bas peuple, c’est que qui va nous occuper, justement. Et Raphaël Bardas nous plonge le museau dans cette faune grouillante, qui vit, qui meurt, qui survit, qui rit, qui pleure, qui aime, qui saigne. Ses trois héros, mi-artisans mi-baladins, vivotent, picolent beaucoup, rêvent à mieux sans trop s’illusionner, et saisissent le moindre morceau de plaisir qui passe à leur portée, gigot grillé ou cuissot à dentelle.
Quand Silas, durant une incursion chez la femme d’un autre, suspecte l’enlèvement d’une donzelle, il ne lui en faut pas plus pour embarquer ses compères dans ce qui pourrait être une quête héroïque, et les sortir, au moins un temps, de leur ruisseau de beuveries, de faire correspondre leurs actes à leurs paroles cent fois chantées. Bon, ils n’ont guère l’étoffe, ne serait-ce des gardes qui enquêtent en parallèle sur les échouages de monstres, et quand leurs pistes les font croiser un vengeur masqué, talentueux épéiste, contre un nain et un géant débile (on croirait « Princess Bride »), ils commencent à se dire qu’ils n’ont pas le niveau, qu’une retraite stratégique serait sans déshonneur. Las, ils poussent jusqu’à un orphelinat tenu par une charmante donzelle qui regonfle à bloc Silas, complet amoureux. Et de relancer la machine, toujours nébuleuse. Quel rapport avec le trafic de mâche-merveilles, ces drogues oniriques et les enlèvements ? Les orphelines des fontaines et les marie-morganes ? On s’y perd un peu...

Car c’est un pré-requis : sous les dehors d’enquêtes, gardes comme « chevaliers » nous entrainent dans une folle farandole, une découverte pittoresque d’une cité qui ne l’est pas moins, et chaque réponse soulève un peu plus de questions ou d’informations, jusqu’à nous faire boire la tasse. Par un heureux hasard, et un bon travail préparatoire sans doute, tout finit bien par se rejoindre, les fils se nouent, tout prend enfin un sens, nous offrant même une fausse piste au dernier moment pour mieux savourer un final au ton inattendu.

Il y a une pépinière chez Mnémos, il y pousse des romans qui refusent le tuteur bien droit, trop ordinaire, et qui préfèrent pousser tors, taillis informes, pour se révéler à la floraison. On aura relu dernièrement, sur cette fibre végétale, « Délius, une chanson d’été » de Sabrina Calvo. « Les Chevaliers du Tintamarre » sort des mêmes serres : il faut accepter de se perdre dans leur touffeur initiale, ne pas y voir une direction claire, laisser l’auteur nous emmener n’importe où, hors des sentiers (re)battus : la balade n’en est que plus belle.

Gouailleur, épique, terrifiant, mélancolique, le roman saute de ton à l’envi, passant par l’éventail des émotions dont sont capables ses protagonistes, nous les révélant tous différents de notre impression initiale (même Morue, pourtant pas bien fin). La plongée dans les bas-fonds ne dépeint pas juste une populace faisant fête de tout bois, elle plonge dans les boues de la misère de toute une vie, des mensonges, des abus de la moindre étincelle de pouvoir et des fuites dans le plus petit refuge. C’est un vaste portrait des petites noirceurs humaines que Raphaël Bardas nous esquisse au fil des recherches de ses trois chevaliers de bric et de broc, et quasi jamais il ne nous laisse de réelle lueur d’espoir. Pour ces gens, il n’y a que la joie éphémère, dans la boisson ou la chair passagère, dont ils usent et abusent, par crainte de lendemains moins fastes. On y verra sans mal, jusqu’à l’atterrissage de la noblesse découvrant tardivement le problème, une métaphore de notre époque tout aussi laborieuse...

Laissez-vous emporter par les « Chevaliers du Tintamarre », mais gare ! vous ne savez pas où vous finirez. Ni dans quel état, physique et émotionnel. Probablement rincé, assommé, étourdi... avec l’envie trouble de remettre cela le soir suivant.


Titre : Les Chevaliers du Tintamarre
Auteur : Raphaël Bardas
Couverture : Jeffrey Allan Love / Atelier Octobre Rouge
Éditeur : Mnémos
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 263
Format (en cm) : 21 x 15 x 2,5
Dépôt légal : février 2020
ISBN : 9782354087692
Prix : 19 €



Nicolas Soffray
21 mai 2020


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