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Livre des mots inexistants (Le)
Stefano Massini

Dans le « Dictionnaire des mots manquants », que nous avions précédemment chroniqué, Belinda Cannone et Christian Doumet conviaient quarante-quatre auteurs au chevet de l’absence lexicale, leur demandant de définir, d’individualiser et de nommer une lacune du vocabulaire – l’éventail des objets, des concepts, des situations, des sentiments étant tel que le lexique fait parfois défaut. C’est à une démarche similaire que se livre ici Stephano Massini, inspiré par des individus, des anecdotes, des destins que le vocabulaire peine à définir, et qui auraient pu donner lieu à des mots nouveaux.



Il y a des états d’âme, des sentiments, des sensations, des caprices de la destinée qui échappent au vocabulaire, qui laissent un sentiment non seulement d’inachevé, mais également d’indéfini. Partant de comparaisons entre les langues – certains mots, comme la Torschulsspanik germanique (nous pourrions y ajouter la Schadenfreude) n’existent qu’en allemand, d’autres seulement chez les Coréens, d’autres encore chez les Utku du grand nord canadien –, l’auteur définit son propre manque : “ C’est ainsi qu’a surgi en moi un mélange d’agacement et de surprise : mon langage n’était pas une palette de couleurs permettant de tout peindre.” D’où l’idée, pour trouver ces “mots qui sont tendus entre nous au-dessus du fleuve des choses (…) et remettre en branle le mécanisme phénoménal qui alimente le dictionnaire depuis la nuit des temps”, de créer des mots à partir d’individus pas forcément célèbres, mais, d’une manière ou d’une autre, mémorables. C’est ainsi que s’inspirant du fameux Stakhanov, l’auteur s’est mis au travail avec un enthousiasme et un zèle qui n’apparaissent pas moins stakhanovistes.

Qu’on en juge : plus de deux cent-cinquante-pages très denses, une galerie de mots, de concepts, et de personnages remarquables. Même si Massini reste modeste, invitant ses lecteurs à poursuivre une œuvre par nature incomplète, même s’il admet avoir eu quelques scrupules à inventer des mots nouveaux, il justifie se démarche en rappelant que des personnages tels qu’Etienne de Silhouette et Jacques de la Palice ont sans le vouloir contribué à “aider le genre humain à en lui permettant de mieux exprimer la complexité de ses sensations”.

En autant de chapitres qu’il y a de lettres de l’alphabet, Massini met en branle un véritable carrousel, cabinet de curiosités tourbillonnant qui, comme le langage, est “matière lavique en mouvement incessant”. Florilèges d’histoires vraies, de biographies de personnages, d’épisodes historiques, ce « Livre des mots inexistants », s’il se présente plus sous une forme narrative que sous celle d’un lexique, possède néanmoins les attributs et le charme des véritables dictionnaires : on y glane, butine, s’étonne, s’extasie, s’interroge, et, la curiosité sans cesse ravivée, on y gagne l’envie d’aller plus loin, d’en apprendre à chaque fois un peu plus.

Qui croira trouver dans ce dictionnaire des éléments aussi classiques et connus que les réminiscences proustiennes sera agréablement surpris : pas de clichés, pas de convenu. Quelques personnages célèbres – Faraday, Houdini, Léonard de Vinci, Rosa Park – mais beaucoup d’autres qui le sont moins. Excentriques, individus de marges, artistes, inventeurs, militaires, gangsters, diplomates, escrocs, peintres, héros, traîtres, espions, poètes pour la plupart oubliés sont tirés de l’ombre par Stefano Massini pour devenir le substrat de néologismes porteurs de sens. Mieux encore : pour étayer sa démarche, dans chacun de ses chapitres, Massini ne se contente pas de présenter un personnage emblématique du concept qu’il nommera, mais élabore une galerie spécifique. Ainsi, pour définir « gamainique » et « granterique », variétés d’amitiés respectivement destinées à se briser ou au contraire à perdurer quoiqu’il advienne, ne se borne-t-il pas à présenter le forgeron de Louis XVI François Gamain et le Grantaire hugolien, mais également les personnages virgiliens Euryale et Nisus, les Cloridan et Médor de l’Arioste, les Giacomo Leopardi, Antonio Ranieri, Franz Kafka et Jizshak Löwy du monde réel.

Certains lecteurs ressentiront peut-être en compulsant ce volume deux fugitifs regrets. Cet ouvrage étant traduit de l’italien, les néologismes ont été forgés à l’origine dans cette langue, dans laquelle il est permis de penser qu’ils ont une sonorité particulière : un index de ces mots avec leur version italienne et française aurait été bienvenu. De même, un index des noms propres n’aurait pas été inutile, permettant au curieux de retrouver ultérieurement dans le volume le trait, l’anecdote, le détail qu’happé par sa lecture il n’aura pas pris le temps de noter. Il est certain en tout cas que chacun trouvera dans cet essai notion, épisode ou personnage à garder en mémoire. S’il n’est pas possible de résumer en quelques lignes la richesse de cet ouvrage, on ne doute pas que les lecteurs, en fonction de leur centre d’intérêt, ne donnent une mention spéciale qui au « mapucher » d’un peuple qui mena contre les envahisseurs une guerre qui dura plus de trois siècles, qui au « sensinisme » du soldat et poète Afanassi Affanassievitch Fet-Chenchine (1822-1892) sur l’existence duquel le sort, entre drame et vaudeville, s’acharna pendant près de soixante-dix ans, qui au « rosabellien » de la chanson préférée de Wihelmina Béatrice Rahner, dite Bess (1876-1943), fredonnée pendant dix ans pour faire revenir Houdini de la mort, qui encore à l’ « alfonsinité » de la cycliste Alfonsina Morini (1891-1959) dont le courage, à une époque où les compétitions cyclistes étaient interdites aux femmes, la poussa à prendre le départ de Tour d’Italie sous une identité masculine.

Depuis la grandeur et la petitesse d’un même individu avec ses contradictions (voir « hearstien ») jusqu’aux plus incroyables coups du sort de l’Histoire (voir « caransébique »), ce « Livre des mots inexistants » met en scène du noble, de l’admirable, du pathétique, du grinçant, de la folie, de la dérision, et, à travers mille et un caractères et mille et une circonstances, des personnalités et des conjonctures plus malaisées à définir, et qui à elles seules méritaient chacune un mot nouveau. On l’aura compris : sous des allures à la fois plaisantes et modestes, le propos de ce beau volume à couverture cartonnée et agrémenté d’illustrations de Gabriel Gay n’est autre que d’enrichir encore la définition de la condition humaine.

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Titre : Le Livre des mots inexistants (Dizionarie inesistente, 2018)
Auteur : Stefano Massini
Traduction de l’italien : Nathalie Bauer
Couverture : Gabriel Gay
Éditeur : Globe
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 255
Format (en cm) : 16 x 20,8
Dépôt légal : octobre 2019
ISBN : 9782211303927
Prix : 24 €


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Hilaire Alrune
15 novembre 2019


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