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Aurora
Kim Stanley Robinson
Un grand space opera, une tentative de coloniser l’espace à bord d’un vaisseau multigénérationnel (Bragelonne)


Nous sommes dans un lointain futur. Un vaisseau multigénérationnel a été envoyé vers Tau Ceti, à près de douze années lumières de la Terre. L’objectif : coloniser Aurora, ou, à défaut, les plus proches astres eux aussi susceptibles d’être terraformés. Le vaisseau est gigantesque : onze kilomètres de long, deux anneaux circulaires comprenant au total vingt-quatre « biomes » de quatre kilomètres, chacun de ces biomes constituant un écosystème différent (steppe, taïga, forêt pluvieuse, forêt tempérée, forêt décidue, montagnes alpines, glaciers, etc., au total douze écosystèmes de l’Ancien Monde et douze du Nouveau Monde). Comme une arche biblique, ce vaisseau lancé en 2454 emmène avec lui des représentants de l’ensemble du règne animal, et un peu plus de deux mille êtres humains. Lorsque le récit commence, le vaisseau voyage depuis 159 ans, les passagers en sont à la septième génération, Tau Ceti n’est plus très loin, le contact avec la Terre n’est pas entièrement rompu, mais est à sens unique : un flux d’informations et d’actualités scientifiques leur provient toujours, avec douze ans de retard en raison des distances. Nous découvrons le vaisseau à travers les yeux de Devi, meilleure ingénieure du vaisseau capable à elle seule de résoudre non seulement les problèmes techniques mais aussi tous les délicats soucis d’équilibre écologique, et à travers ceux de Badim, son époux, et de Freya, sa fille.

« Il faisait toujours nuit là où ils se trouvaient, mais, à l’est, la plus grande partie du firmament finit par adopter une teinte indigo. La couleur s’intensifia, puis vira au bronze foncé qui se mua en vert sombre. La lumière augmenta et le vert presque noir se marbra d’or, puis l’or prit le dessus, maculé d’un noir verdâtre. Les colons contemplaient maintenant un maillage d’or et de noir, chatoyant comme un tissu doré au crépuscule. »

Cette entreprise titanesque n’a rien d’aisé. Dans le vaisseau, les voyageurs sont confrontés à un souci inattendu de « codévolution » : les équilibres écologiques se dégradent inexorablement, et au fil des générations, longévité et quotient intellectuel diminuent. Lorsqu’ils atteindront Aurora, les colons se trouveront confrontés à des évènements dramatiques et à des problèmes insolubles. Les difficultés de modélisation des projets, la variabilité de leurs prédictions en fonction de variations infimes des paramètres initiaux, avec des résultats oscillant « du paradis à l’enfer, de l’utopie à l’extinction », ne les aide guère à prendre les bonnes décisions. Faut-il s’obstiner ? Faut-il trouver une autre planète ? En toile de fond, par petites touches, bien des mystères viennent pimenter l’intrigue. Quel est cet autre vaisseau auquel il est brièvement fait allusion ? Quels sont ces mystérieux évènements survenus soixante-huit ans après le départ, et que l’on cherche manifestement à occulter ? Et par quel mystère les voyageurs, génération après génération, n’ont-ils pas gardé la mémoire de la raison pour laquelle ils ont été lancés dans une telle entreprise ? Un tel oubli est-il réellement possible ?

« C’était comme si les humains ne pouvaient dire qu’un certain nombre de choses différentes, et qu’au cours de l’Histoire, les gens les avaient donc déjà dites, ou les diraient encore, sans vraiment se rappeler qu’ils ne faisaient que répéter des mots déjà prononcés autrefois. »

Dès les premiers chapitres, « Aurora  » prête le flanc à la critique sur de nombreux points, notamment sur les procédés narratifs et la vraisemblance scientifique. Souhaitant expliquer au lecteur la différence entre un ordinateur classique et un ordinateur quantique, Kim Stanley Robinson fait poser la question par Devi à l’ordinateur du vaisseau. Ce qui voudrait dire qu’un ingénieur de pointe des siècles futurs ignore ce que tout adolescent contemporain qui s’intéresse un tant soit peu aux sciences sait déjà. Il est donc impossible d’y croire ne serait-ce qu’une seconde. Il en va de même lorsque Devi demande à l’ordinateur de lui décrire le vaisseau… alors qu’elle est elle-même la personne qui le connaît le mieux au monde ! Même si l’on comprend plus loin à quoi servira cet énorme artifice – Devi demandera à l’ordinateur d’intégrer des notions et schémas humains lui permettant de devenir lui-même narrateur – cette idée ne fonctionnera vraiment jamais, d’une part parce qu’elle génère un bon nombre de pages de pur remplissage, d’autre part parce que cet auto-apprentissage de l’ordinateur est une thématique scientifique contemporaine : on l’imagine très bien développée dans un roman traitant des années à venir, mais elle n’est pas crédible en tant que processus nouveau pour un récit qui se déroulera dans cinq siècles. D’un bout à l’autre, le roman bute sur ce type d’anachronisme : on est cinq siècles dans le futur, on est capable de fabriquer un vaisseau à usage multigénérationnel, mais par ailleurs toutes les notions scientifiques sont celles des années deux mille, comme si, durant un demi-millénaire, rien ne s’était passé. Impossible, même pour le lecteur crédule, d’imaginer que dans cinq siècles on ne saura rien de plus sur le prion que maintenant, qu’on en sera encore au Test du Turing ou même au schéma de Winograd, et que l’on n’aura rien trouvé de mieux pour la mise en œuvre d’un projet que le très contemporain diagramme de Gantt  ! Cela donne l’impression d’un « saupoudrage » superficiel de noms et de concepts scientifiques des vingtième et vingt-et-unième siècles glanés à droite et à gauche (citons encore entre autres exemples la logique floue, la récursivité, la complexité de Kolmogorov), simple poudre aux yeux destinée à donner une illusion de « hard science », sans intégration profonde à l’intrigue et sans aucune véritable vision prospective.

Le lecteur se demande donc si le roman n’était pas initialement destiné à un public « young adult », ou si l’auteur, qu’on a connu plus rigoureux, a simplement décidé de ne pas accorder d’importance aux détails. Nul besoin en effet d’être un lecteur exigeant pour venir buter sur d’autres incohérences dans ce roman, qui viennent sans cesse casser la « suspension d’incrédulité » nécessaire. Comment imaginer que dans un milieu naturel reconstitué l’on puisse vivre comme sur terre en « suivant les déplacements des caribous », sur un biome ne dépassant pas les quatre kilomètres ? Comment un scientifique comme Robinson peut-il parler à plusieurs reprises de villes entières dans les biomes, alors que le vaisseau, tous biomes compris, ne compte guère plus de deux mille habitants ? Comment un scientifique peut-il écrire à plusieurs reprises que des « radiographies du cerveau » permettent de déterminer que le cerveau rêve, confondant sans doute radiographie avec électroencéphalogramme – à moins que ne soit un problème de traduction ? Comment peut-il faire croire au lecteur que dans l’un de ces biomes on laisse les enfants dans l’ignorance d’un plus large environnement pour ensuite les emmener dans l’espace en créant volontairement et sciemment des traumatismes psychologiques tels que certains en deviennent fous ? Comment avaler cette très longue phase au cours de laquelle l’intelligence artificielle du vaisseau semble avoir été totalement oubliée par l’auteur, et le fait que cette intelligence attende que le vaisseau soit littéralement à feu et à sang, que se soient entretuées plusieurs dizaines de personnes, que plusieurs autres dizaines aient été sacrifiées dans un transbordeur (ce qui, dira-t-elle plus loin, était évitable), avant de réapparaître tel un « deus ex machina » – ce qu’elle est devenue – pour essayer de limiter les dégâts ? Sans parler du caractère illogique, toujours pour limiter les dégâts humains, de faire en sorte que les armes fabriquées par les imprimantes 3D soient imparfaites et explosent dans les mains de ceux qui les utilisent, plutôt que de faire en sorte qu’aucune arme ne soit imprimée ?

« Nous sommes la comète dans la tapisserie de Bayeux, traversant le ciel à une vitesse démentielle. »

Mais nous ne ferons pas ici la liste exhaustive des facilités et des incohérences d’« Aurora  », parfois si évidentes que même les inconditionnels du genre grinceront des dents. Il importe de passer sur ces détails pour apprécier l’envergure d’un récit de près de six cents pages qui écrit une belle histoire du futur, et qui brasse science, technique, écologie, psychologie, sociologie, informatique et sciences du langage. Il importe de ne pas s’arrêter à la complexité démente et sans doute inutile de ces multiples écologies recréées côte à côte, mais plutôt d’apprécier leur « sense of wonder ». Si les romans utilisant à la fois l’idée du vaisseau multigénérationnel et celle de la terraformation ne sont pas rares (jusqu’au récent « Dans la toile du temps » d’Adrian Tchaikovsky), il est assez inattendu voir ces deux thématiques considérées simultanément sous l’angle de possibles échecs, en raison de limites à la fois inattendues et infranchissables. Est-il réellement possible, pour les êtres humains, de conquérir l’espace ? Jean-Michel Truong, avec « Le Successeur de pierre », et avec son essai « Totalement inhumaine », avait apporté une réponse argumentée. En imaginant d’autres limites, notamment la belle idée de « codévolution » de l’humanité et des biomes au fil des générations, plus complexe que les décadences classiques, Kim Stanley Robinson parvient à faire œuvre originale. En mettant en scène une étrange scission – qui n’est pas sans rappeler d’authentiques épisodes de l’histoire de l’exploration maritime et terrestre –, les plus optimistes et les plus volontaires poursuivant la quête, les autres décidant de jeter l’éponge au sujet d’un projet choisi pour eux par les générations antérieures, et de revenir vers une Terre qu’aucun d’entre eux n’a jamais connue, Robinson oriente le roman vers des directions inattendues. Comment les descendants d’équipes parties près de deux siècles auparavant seront-ils accueillis par les descendants de ceux qui ont initié ces expéditions ? Un problème que nul n’avait anticipé, et qui permettra, après d’ultimes déconvenues, de terminer cette aventure sur une fin apaisée.

Titre : Aurora ( Aurora, 2015)
Auteur : Kim Stanley Robinson
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Florence Dolisi
Couverture : Jean-Charles Pasquer / Shutterstock
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 473
Format (en cm) : 15,2 x 23,6
Dépôt légal : août 2019
ISBN : 9791028107246
Prix : 25 €



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Entretien avec Kim Stanley Robinson


Hilaire Alrune
7 septembre 2019


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