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Carnets clandestins
Nicolás Giacobone
Sonatine, thriller, traduit de l’espagnol (Argentine), 282 pages août 2019, 22 €

Nicolás Giacobone n’est pas tout à fait un inconnu : il est en effet l’auteur des scénarios de deux films réalisés par Alejandro Gonzáles Iñarritu, « Biutiful » (2010) et « Birdman » (2014), pour lequel il a reçu l’Oscar et le Golden Globes 2015 du meilleur scénario. C’est de cette expérience de scénariste dont il s’inspire pour ce « Carnets clandestins », premier roman en forme de thriller qui met en scène, dans une situation peu envieuse, l’un de ses propres avatars.



Il se nomme Pablo Betances, et, à trente-cinq ans, il existe à peine. Musicien raté, il vit encore chez sa mère, n’a jamais travaillé, ne fréquente personne, et n’est pas bon à grand-chose. Jusqu’au jour où il se met à écrire, devient scénariste, et entre en lien avec le grand réalisateur Santiago Salvatierra, qui n’est pas long à comprendre le don de Betances et le profit qu’il pourrait en tirer. Voilà donc Betances kidnappé, enfermé dans un cave, et contraint à écrire des scénarii qui vaudront à Salvatierra la fortune et la gloire.

« Ça m’angoisse et ça m’atterre de constater avec quelle facilité j’ai accepté ma vie dans cette cave, ma réalité d’écrivain encavé. »

Sujet à de fréquents accès d’apathie, ne disposant que du strict minimum en lumière, nourriture et oxygène, Betances demeure incapable de chercher réellement à s’enfuir. Jamais, contrairement à d’autres thrillers d’enfermement, le lecteur n’aura d’informations techniques détaillées sur les lieux et les issues, jamais le narrateur n’aura la moindre velléité de concevoir un plan pour blesser ou désarmer son ravisseur et tenter de s’échapper. Confronté à une personnalité mégalomaniaque et hautement pathologique qui veut pour elle-même le maximum de lauriers, Betances n’a pas grande chance de s’en sortir. Deux scénarios écrits pour Salvatierra procurent à ces dernier toutes les récompenses possibles – y compris celles de meilleur scénariste pour ces scénarii qu’il s’est attribués. Mais Salvatierra en veut toujours plus. Le meilleur scénario de tous les temps. Le meilleur film de tous les temps. Et pas moins.

« Les grands écrivains de l’histoire ne font que nous bousiller. »

Le temps passe, rythmé par l’apathie, les atermoiements, les avancées et les reculs, les menaces et les sautes d’humeur de Salvatierra. Le suspense porte donc plus sur les avancées du scénario que sur les possibilités physiques d’une fuite. S’échapper ? Cela n’est guère possible qu’à travers les mots, à travers les phrases. C’est donc, dans ce roman sans chapitrage, à travers sept supports successifs que se déploie l’écriture : un cahier caviardé, un fichier Word protégé, un fichier Word non protégé, des pages manuscrites non caviardées, un fichier nommé « Final draft », des notes manuscrites en marge d’un programme de cinéma et enfin une « Note jaune », tapée à l’arrache sur un laptop dont la batterie inexorablement s’épuise.

« Le mieux c’est d’écrire, de continuer à écrire, et advienne que pourra.  »

Sujet fondamental du roman, l’écriture apparaît omniprésente, sans cesse frôlée, mais jamais abordée de manière frontale. Elle apparaît plutôt comme une obsession, une hantise, un arrière-fond perpétuel marqué par mélange de désir et de haine pour ces grands écrivains – Jorge luis Borges, omniprésent, mais aussi Shakespeare, Beckett, Thomas Mann et quelques autres – auxquels nul scénariste, aussi brillant soit-il, ne peut vraiment se comparer. On aura droit également à quelques aperçus, eux aussi fugaces, sur quelques scénaristes reconnus, tels Peter Schaffer, Tony Kushner, Charlie Kaufman, William Goldman, Aaron Sorkin ou Éric Roth.

Enfermer quelqu’un pour le forcer à écrire : impossible de ne pas penser au Paul Sheldon du « Misery  » de Stephen King. Impossible également de ne pas considérer, comme dans tout récit sur l’écriture, qu’une forte part autobiographique figure dans ce roman qui aborde plus d’une fois les rapports entre scénaristes et romanciers. Sans doute est-ce pour cette raison que Nicolás Giacobone, s’il a fait le choix d’une structure originale basée sur divers supports d’écriture, a décidé de ne pas vraiment concevoir ce thriller comme un véritable roman. En effet, Giacobone ignore (a décidé d’ignorer) qu’il était possible d’utiliser des groupes de phrases structurées en paragraphes. Tout fonctionne donc sur le principe du monologue continu, avec une phrase – à la ligne / une phrase – à la ligne / une phrase – à la ligne, de manière véritablement systématique. C’est ainsi que l’on pourra compter les paragraphes sur les doigts de la main durant la quasi-totalité du roman, avant qu’une écriture un peu plus structurée n’apparaisse sur la partie finale, à l’occasion de dialogues avec Salvatierra et d’explications du narrateur. Un parti-pris de l’auteur évidemment discutable : les détracteurs de Giacobone auront beau jeu de l’accuser de tirer à la ligne ou d’abuser des répétitions, de ne pas être capable de faire comprendre l’importance de certains éléments autrement qu’en les soulignant, comme sur une copie, au mépris de toute technique littéraire, et de noter que ce roman paginé à trois cents pages n’en fait en réalité pas la moitié. Mais ce serait oublier que le narrateur est scénariste, et rien d’autre. Qu’il sait écrire un scénario, et rien d’autre. Il était donc fatal, et également cohérent, que ce « Carnets clandestins  » apparaisse comme un récit dégraissé, à l’os, sans rien d’inutile, qui se lit à la volée, sans efforts, et défile comme un film sous les yeux du lecteur.

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Titre : Carnets clandestins (El Cuaderno Tachado, 2018)
Auteur : Nicolás Giacobone
Traduction de l’espagnol (Argentine) : Vanessa Capieu
Éditeur : Sonatine
Pages : 282
Format (en cm) : 14 x 20
Dépôt légal : août 2019
ISBN : 9782355846939
Prix : 20 €


Hilaire Alrune
15 mai 2019


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