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Calame, tome 1 : Les Deux Visages
Paul Beorn
Bragelonne, Fantasy, roman (France), fantasy, 475 pages, février 2018, 25€

La rébellion contre le Roi Lumière de Westalie vient d’être réprimée dans le sang, son leader Darren Dahl tué, les femmes de son armée tuées ou capturées.
Dans les geôles de Frankand, Maura, la fidèle lieutenante de Darren, et mindaran (magicienne), peine à réaliser la fin de l’aventure. Mais quand le légendier royal vient l’interroger, pour écrire l’histoire de cette rébellion, elle y voit immédiatement le moyen de repousser la date de leur exécution. Et de préparer son évasion.
L’homme, d’Arterac, a aussi un pouvoir : on ne peut lui mentir. Alors elle va dire la vérité. Sa vérité. Le conteur, de son côté, est soumis à divers chantages : du roi, qui détient sa fille, et veut salir l’image de Darren Dahl, mais aussi des autorités religieuses, qui veulent reprendre l’ascendant et affaiblir le monarque.
Plus Maura raconte, moins l’Histoire semble évidente à écrire.



On ne présente plus Paul Beorn, désormais bien installé dans le paysage de la fantasy française. « La Pucelle de Diable-vert », « Les derniers Parfaits », « Le Septième Guerrier-mage »... et d’autres titres plus jeunesse également applaudis par les lecteurs (« Un Ogre en cavale », le multi-primé « 14-14 » et « Lune rousse » avec Silène Edgar).

« Calame » s’annonce comme une très belle trilogie de fantasy, de facture peut-être classique (univers médiéval, conflits politiques, religieux et économiques en arrière-plan, une pointe de magie et une louche d’escarmouches sanglantes). Mais elle contient bien plus.

La forme, pour commencer : Maura raconte à d’Arterac. C’est son récit, et la prose s’émaille de remarques a posteriori. Les multiples pauses, pour revenir au présent et à sa captivité, ne laissent aucun doute sur son entreprise : son récit est forcément biaisé, et elle ne s’en cache pas, tenant tête au légendier et à son pouvoir. C’est son histoire à elle, son regard sur Darren, un homme qu’elle a accompagné plus longtemps que quiconque. Et accessoirement, ce qu’elle ne lui a jamais dit, son père.
Une bonne partie de la relation qu’elle raconte trouve son intérêt dans ce silence. Réfugiée chez le guerrier à la mort de ses parents adoptifs, elle rate, volontairement ou non, plusieurs fois le coche de lui apprendre la vérité. Et le guerrier, hanté par la mort de son amour de jeunesse, ne lui facilite pas la tâche.
On se dit que tout aurait pu être différent, et c’est aussi sur cette supposition que se termine ce premier tome. Paul Beorn utilise à plein ce jeu des regrets. « Si je le lui avais dit, rien de tout cela ne se serait sûrement produit ». Mais voilà, les choix ont conduit à un an de rébellion, la mort de Darren et à la captivité de Maura.

Sur le fond, le monde de « Calame » est marqué par deux éléments : une magie rare, attribuée aux deux visages du dieu, apanage des souverains ou marque du démon (si vous êtes issu du peuple). L’objectif du roi est de décrédibiliser Darren Dahl en le déclarant possédé. C’est bien entendu plus subtil, et un personnage dévoilera la réalité de la magie divine à Maura : elle n’est qu’un effet de la ferveur populaire. Plus on croit en vous, plus on vous aime, ou on vous craint, plus le pouvoir s’accroit. La puissance se nourrit de la renommée. C’est donc aussi une guerre politique qui sous-tend tout cela. En choisissant une narratrice à la croisée de différents mondes (une fille du peuple, mais touchée par la magie, et aux côtés du héros), Paul Beorn produit une histoire où l’épique conté par les légendes est systématiquement désacralisé. La jeune fille ne glorifie pas un héros, elle raconte son père.
On notera donc toute la subtilité du titre, qui fait autant référence à la perception de la magie qu’au récit de Maura, qui humanise un homme dont d’Arterac doit réécrire la légende.

Mais le cœur de cette histoire, ce sont les femmes.
On l’a vu, l’héroïne, la vraie, c’est la narratrice, Maura, c’est son histoire, son enfance qu’on lit. L’influence de trois femmes sur son existence : sa mère biologique, fantôme qui hante Darren, Breena, la sorcière du village, et sa mère adoptive.
Mais surtout, c’est le sort qu’elles subissent qui forme l’épine dorsale de cette histoire. Si le royaume étaient jusqu’alors dirigé par une femme, la folie de la dernière souveraine, surnommée la Princesse Sanglante, que son pouvoir dévora, conduisit à l’arrivée au pouvoir du Roi Lumière (lui aussi plutôt gâté, il irradie tellement fort qu’on ne peut le regarder en face... voire l’approcher). Qui s’est empresser de faire promulguer une loi, déclarant les femmes sans âme. Moins que rien. Propriété des hommes.
On le découvrira au fil du récit de Maura, si elle-même subit de plein fouet cette loi à la mort de son père (elle et sa mère deviennent propriété du seigneur local), elle est appliquée par modération dans leur village isolé. L’arrivée de rafleurs de femmes, bandits alimentant les marchés de femmes-esclaves des grandes villes du sud, va lui montrer toute l’horreur à laquelle elle a échappé.
Est-ce l’effet de la libération de la parole des femmes dans notre société, la surabondance médiatique des affaires de viols, de harcèlement, de comportements déplacés ? Le texte résonne forcément avec l’actualité. Mais malgré l’univers de fantasy, on se surprend à trouver le procédé un rien grossier, la ficelle un peu trop visible. La révolte trop longue à se réveiller. Et puis on regarde notre propre monde, et ces pays où les femmes n’ont guère plus de droits.

C’est épique, découpé comme un bon page-turner, les enjeux sont nombreux et se révèlent petit à petit. On passe un très bon moment, et si il y a des passages « obligés » et des trucs qu’on voit venir à des kilomètres (comme l’évolution de Grantë), il y a de bonnes surprises, des choix scénaristiques appréciables, et le talent de Paul Beorn provoque plus que le quota de frissons. La « naissance » de Darren Dahl en est un bon exemple.
La fin nous laisse en plan avec des espoirs d’évasion, des secrets révélés, des nouveaux joueurs dans la parties et des voiles d’ombre qui se soulèvent.
Vivement la suite !


Titre : Les deux visages
Série : Calame, tome 1
Auteur : Paul Beorn
Couverture : Mikael Bourgouin
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 475
Format (en cm) :
Dépôt légal : février 2018
ISBN : 9791028103828
Prix : 25 €



Nicolas Soffray
19 mars 2019


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