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Lune Rousse
Paul Beorn & Silène Edgar
Castelmore, roman (France), thriller fantastique, 342 pages, novembre 2018, 9,90€

Thiercelieux, petit village forestier au XIXe. Luna et Lapsa sont amies depuis toutes petites. Mais quand ses parents lui annoncent qu’elle devra épouser le frère du baron, Cingly dit Le Cinglé, pour éponger leurs dettes, Luna décide de fuir le village avec Arnoux, qui ne la laisse pas indifférente, et Raoul, l’apprenti du boulanger. Les deux garçons ne supportent plus la façon dont leurs employeurs les traitent.
Partis de nuit, sous la lune rousse, ils quittent le chemin pour suivre un loup jusqu’à la colline des pendus, et y trouvent enterré un coffres avec des masques de loups, et des bribes de témoignages des événements survenus 15 ans plus tôt, ces choses que tout le monde connaît mais que personne ne raconte, notamment autour de la mort des parents de Lapsa...
Masqués, ils décident de rentre au village pour rendre la justice, mettant à sac la boulangerie où le maître de Raoul coupe sa farine avec de la craie. Mais quand Arnoux propose de mettre le feu, Luna et son ami ne soupçonne pas que leur justice se mue en vengeance...
Le village en alerte, ils fuient, et la populace trouve un bouc émissaire. La journée, ils tentent de faire bonne figure, mais Lapsa, de plus en plus curieuse sur le sort de ses parents, commence à mener l’enquête...



« Les Loups-Garous de Thiercelieux » de Philippe de Pallières et Hervé Marly est l’un des jeux modernes les plus connus. J’en rappelle le principe en quelques mots : autour de la table, chaque joueur a un rôle secret, loup-garou ou villageois. Tout le monde ferme les yeux pour la phase « nuit », sauf les loups, qui décident silencieusement d’une victime. Lors de la phase « jour », on découvre le cadavre, et tous les joueurs débattent pour désigner un coupable, qui sera brûlé. Et on recommence, jusqu’à extermination de tous les loups ou tous les villageois. Bien sûr, certains d’entre eux ont un pouvoir spécial : la petite fille peut entrouvrir les yeux pendant la nuit, la voyante peut voir le rôle d’un joueur, le chasseur tire un coup de fusil s’il est tué, la sorcière peut guérir un mort ou empoisonner quelqu’un (de préférence un loup...). Excellent jeu d’ambiance, son succès ne se dément pas depuis sa création en 2001.

Paul Beorn et Silène Edgar, déjà auteurs ensemble de « 14-14 », ont relevé sans trembler le défi de novéliser cette mécanique très immersive.
Alternant la narration entre Luna et Lapsa, ils nous donnent à voir les deux versants de l’intrigue. En tant que Louve, Luna est partie prenant des actes commis la nuit, et en la suivant on saisit bien cette dérive apparemment inévitable qui s’empare de chaque génération de loups : la justice contre les mauvais éléments du village réputés intouchables, puis la vengeance personnelle. Cette justice masquée est à la base de nombreuses histoires, de Zorro aux super-héros : l’anonymat garantit l’impunité. Mais cette impunité donne souvent de mauvaises idées. Ici, c’est Arnoux qui le premier décide d’employer leur nouvelle force à se venger de la mère Loisel, la propriétaire de la scierie qui l’a mis à la porte. La raison diffère selon les sources, mais le bouillant jeune homme semble clairement seul responsable de son sort. Plus âgé que Luna et Raoul, Arnoux incarne déjà la fin de l’innocence, de la naïveté au profit de son intérêt personnel. Il en fera les frais assez vite, sur le banc des accusés.

Luna, comme Lapsa, incarne cette force rebelle de la jeunesse. Refusant un mariage forcé avec un homme de l’âge de son père, elle restera fidèle à son devoir de justice, au serment des loups prêté sur la colline des pendus. Mortifiée de devoir mentir à son amie, elle va basculer dans l’âge adulte avec cette épreuve initiatique, et ouvrir les yeux sur les devoirs et responsabilités de chacun.
Lapsa vit avec sa grand-mère, l’herboriste du village (la sorcière), qui lui a toujours raconté que son père était mort d’un accident de cheval, une version corroborée par le village, même si tout le monde s’efforce de ne pas aborder le sujet, comme la mère de Luna que les deux ados essaie de faire parler. Mais en écoutant aux portes, puis en croisant la route de la folle des bois (la petite fille), avant de trouver un carnet de dessin sur sa fenêtre, Lapsa se met à douter de cette version. Persuadée que son père est vivant, elle se rebelle contre sa grand-mère et mène une enquête qui font remonter à la surface les actes des loups de la génération précédente. Son père était l’un d’eux, mais qui étaient les deux autres ?
Mais surtout, après l’arrestation d’Arnoux et l’agression de la Mère Loisel, Luna et Lapsa parviennent à la même conclusion : il y a un autre loup à Thiercelieux...

Et c’est là que les deux auteurs font merveille : tout en respectant la structure du jeu, y compris le bûcher final, ils introduisent une variation d’un loup-garou secret, qui désoriente les deux camps ! Si son identité ne sera qu’une demi-surprise, en raison finalement d’un nombre assez réduit de personnages, ses motivations comme la psychologie de l’ensemble des protagonistes sont parfaitement maitrisées par les auteurs.
« Lune rousse » m’a rappelé les romans de terroir lus par mes parents il y a une vingtaine d’années : cela commence comme la peinture d’un coin tranquille, où il fait bon vivre, et on découvre peu à peu toutes les histoires sordides, les non-dits, et il n’est pas rare qu’une victime d’autrefois vienne réclamer vengeance pour une mort / un viol / un avortement /les trois à la fois.
Dans « Lune rousse », on dépasse la simple mécanique « les loups mangent les villageois / les villageois tentent de brûler les loups », les auteurs ont su insuffler un véritable thème derrière, une tradition fantastique et nécessaire : à chaque génération, trois ados, les plus rebelles, épurent le village de ses injustices, puis rentrent dans le rang pour devenir des piliers de la communauté et maintenir, à visage découvert cette fois, cet ordre et cette justice. Ils mettent parfaitement en scène l’ambivalence de cette tradition, des bienfaits qu’elle apporte en tant qu’épreuve initiatique et des risques qu’elle comporte dans une dérive égoïste et vengeresse. Et toujours le danger, lorsque la peur s’empare des masses, de commettre l’irréparable, de condamner des innocents, des boucs émissaires habituels (le vagabond, la sorcière...), faits historiques mais toujours d’actualité...

Les amateurs du jeu, petits et grands, savoureront la découverte du rôle de chacun et l’inventivité des auteurs à plier la mécanique aux règles de la fiction, et les néophytes apprécieront un très bon roman jeunesse, riche des problématiques de l’adolescence, très rythmé et immersif, que les jeunes ados dévoreront en quelques heures mais qui, à n’en pas douter, les marquera pour longtemps.
Mention spéciale au petit twist final, qui sonne comme un ultime rappel à la vigilance.

Si les jeux de société sont souvent narratifs (je ne vous rappelle pas les ponts, voire le viaduc entre fantasy et jeux de rôle ? et les nombreuses novélisations qui en découlent), adapter un jeu d’ambiance, misant sur le bluff, n’était pas une partie gagnée d’avance. Félicitations à Bragelonne et Lui-même d’avoir confié cela à Silène Edgar et Paul Beorn, qui l’emportent avec les honneurs.


Titre : Lune Rousse
Univers : d’après le jeu de société Les Loups-Garous de Thiercelieux
Auteurs : Paul Beorn & Silène Edgar
Couverture : Christine Deschamps
Éditeur : Castelmore
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 342
Format (en cm) : 19,5 x 13 x 2,6
Dépôt légal : novembre 2018
ISBN : 9782362312076
Prix : 9,90 €
Édition collector hardcover
Site Internet : page roman (site éditeur)
ISBN : 9782362312618
Prix : 16,90 €


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Nicolas Soffray
20 décembre 2018


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