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Yeux (Les)
Slimane Baptiste Berhoun
Bragelonne, Terreur, roman (France), fantastique/thriller, 541 pages, octobre 2018, 6,90€


Il se nomme l’Orme, il a été bâti loin de tout, sur le plateau de Bellechaux, dans le Berry. C’est un asile d’aliénés, il est sinistre, il est le premier personnage du roman, il tiendra ses promesses.

Elle se nomme Lucie Klein, elle arrive en lieu et place du fameux psychanalyste Jacques Lacan, que tout le monde attendait. Elle s’est juré de percer le mystère de la prosopagnosie, ou incapacité à reconnaître les visages – l’asile abrite le seul patient au monde à en avoir guéri. Drôle de jeune fille : si Lucie Klein s’est présentée comme une étudiante de Lacan, certains se demandent si elle n’est pas plutôt une de ses patientes. Elle aussi tiendra toutes ses promesses.

Il n’a pas vraiment de nom. Ses yeux jaunes brillent dans le noir, dans les recoins des pièces trop obscures. Certains le nomment la Hure, d’autre le Monstre, d’autres l’Ombre. Est-il seulement réel ? Beaucoup le voient, pourtant – comme s’il était le dénominateur commun de formes différentes de folie. Ils sont trop nombreux à le voir pour qu’il ne signifie pas quelque chose. Qui croire et surtout comment croire quiconque dans cet asile où l’on délire plus que partout ailleurs, où l’on meurt plus que partout ailleurs, où la terreur est plus forte que partout ailleurs, et sur lequel – nous sommes en 1952 – plane encore l’ombre terrible de la seconde guerre mondiale ?

Dans une ambiance souvent bien rendue façon « Malpertuis », et avec une série de fausses pistes et de rebondissements qui font penser aux anciens romans feuilletons, Lucie Klein mène une enquête trépidante au milieu d’une belle galerie de personnages toujours hauts en couleurs, et souvent inquiétants.

L’auteur, c’est évident, s’en donne à cœur joie. Il lui arrive de forcer le trait de certains personnages, au risque de verser dans la caricature, il lui arrive aussi de se laisser aller à des dialogues d’où toute subtilité est exclue, mais ces éléments, qui pourraient apparaître comme des défauts dans un récit construit sur une tonalité différente, ne sont pas suffisants pour rompre la cohérence d’un récit feuilletonnesque. Et puis, il y a toutes ces scènes horrifiques ou répugnantes au premier degré – le psychochirurgien qui lobotomise un patient sans anesthésie, le pharmacien qui s’en va vomir dans la cellule d’un patient dévorant tout de manière compulsive, le flic qui, en l’absence de légiste, essaie tant bien que mal d’improviser une autopsie – lesquelles fonctionnent elles aussi, comme dans les anciens feuilletons, à la limite de l’excès, et feront rire les amateurs d’humour noir – ceux-là riront jaune, et riront beaucoup.

Avec astuce, Slimane Baptiste-Berhoun dissémine références et indices (l’un de fous se nomme Capgras, nous laisserons le lecteur se documenter sur le syndrome du même nom), joue sur les peurs de la psychiatrie et de ses méthodes barbares de la grande époque (lobo et leucotomie, chocs insuliniques, électrochocs, caissons d’étuve), et met en scène, entre autres, un médecin fou qui n’hésite pas à mettre ses malades en état de mort clinique avant de les ramener à la vie par des manœuvres de ressucitation, tout cela pour la bonne cause. Pourtant, derrière ces personnages, tous ces personnages, fous ou non, ce sont des histoires profondément humaines qui finiront par se révéler. Des histoires, des passés complexes, des drames individuels venant nourrir le récit et lui donner une véritable profondeur.

S’il ne manque ni d’humanité ni d’humour, s’il sait aux moments idoines faire redescendre l’horreur et la tension avec des personnages hilarants – ainsi de ce fou persuadé d’être dans un hôtel de luxe et qui ne fait que se plaindre du service – l’auteur sait également jouer avec les codes. Car ce fusil qui, de manière très ostensible, apparaît dès les premiers chapitres entre les mains du directeur de l’asile, c’est bien évidemment le fusil de Tchekhov de la narratologie, ce détail qui, même mentionné de manière furtive, est destiné à servir, inévitablement. Et ce fusil servira – ou, plus exactement, dans les derniers chapitres, le fait qu’il ne serve pas viendra servir l’intrigue. Astucieux, et joli clin d’œil aux principes de la construction d’une histoire.

La dernière partie du récit marque un changement de tonalité en basculant vers un aspect de plus en plus cinématographique, façon « pulp » et cinéma d’horreur, avec poursuite séquencée de manière extrêmement visuelle, monstre à métamorphoses, décimation des protagonistes et bien entendu suspense croissant. Un soupçon de surenchère, du frisson, de l’action, une note de gore, une pointe d’héroïsme, un parfum de drame, tous les ingrédients sont là pour entraîner les principaux personnages vers un dénouement que l’on ose à peine espérer heureux.

Fidèles au principe de la littérature fantastique qui veut qu’après la fin un infime détail vienne redistribuer les cartes – principe souvent transposé, dans l’univers cinématographique, par une dernière image ouvrant sur une perspective nouvelle et beaucoup moins rassurante – les ultimes chapitres, porteurs d’une révélation supplémentaire, prennent place au-delà de l’épilogue, le tout dernier venant même asséner un dernier coup après les remerciements.

En tout juste cent onze séquences, « Les Yeux  » aura donc entraîné le lecteur sur les pentes conjuguées du doute, du crime, de la folie et de l’épouvante. Le roman tour à tour amuse, intrigue, angoisse, horrifie, et, malgré ses plus de cinq cents pages, n’ennuie jamais. En dépit d’une fin assez classique, le récit apparaît moins pesant, plus astucieux, plus riche que bien de ses homologues anglo-saxons. Ce volume avait été initialement présenté comme le premier épisode d’un cycle : on attend donc la suite, et on se laissera certainement tenter.


Titre : Les Yeux
Auteur : Slimane-Baptiste Berhoun
Collection : Terreur
Couverture : Séverine Besnard / e-Dantés / Shutterstock
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 541
Format (en cm) : 11 x 17,3
Dépôt légal : octobre 2018
ISBN : 9791028106874
Prix : 6,90 €


La collection Terreur sur Yozone :

- « Messe noire » par Peter Straub
- « Positif » par David Wellington


Hilaire Alrune
7 décembre 2018


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