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Transsiberian back to black
Andreï Doronine
10-18, naturalisme halluciné, 213 pages, avril 2018, 7,30 euros


« Au début, on se réjouit d’être différent des autres. Une voix intérieure raconte un conte de fées : tu es spécial. Quel monde éclatant, protège-le ! Ensuite, on commence à ressentir une certaine tension, mais on l’écarte. Et un jour on se réveille en sueur et avec des spasmes dans le ventre parce qu’il s’est écoulé sept ans. »

Les textes d’Andreï Doronine, indiscutablement, sentent le vécu. Le vécu d’un toxicomane en rémission, qui s’en est tiré, au moins pour un moment. Qui a su faire de son passé pourri, décomposé, une première œuvre littéraire. Du noir et du drôle. Du noir et du drôle sordides, et pas qu’un peu. Dans « Transsiberian back to black », on balance un pote mort d’une overdose en un endroit où il y a suffisamment de neige pour qu’on ne retrouve pas son cadavre avant des mois. Dans «  Transsiberian back to black », on se croit malin quand on assomme ses victimes avec des chats congelés, au prétexte qu’un chat crevé ne sera jamais considéré comme un assassin ou comme une arme du crime. Avec Doronine, on n’est pas tout à fait dans l’humour noir, on rit jaune, ou vert biliaire, ou couleur pituite. On n’éclate pas d’un rire franc et joyeux, on laisse échapper un rire âpre et râpeux.

« C’est encore un des services rendus par les zootaxis. Emmener les clebs crevés brûler dans des poêles. Pour ce boulot, je convenais parfaitement, je ressemblais déjà à un mort, je pesais quarante-cinq ou quarante-six kilos. Bourrant la bagnole de cadavres odorants, j’ai fait un détour chez mon dealer. L’héroïne était pourrie.  »

Convoyer des chiens blessés ou morts (« Dogs  »), se promener de manière suicidaire tête nue par moins cinquante parce qu’on est défoncé raide (« Chaman  »), se faire passer pour un cadavre afin d’exercer son activité de dealer à l’hôpital et finir à la morgue (« Di  »), tout est donc possible. Mais, plutôt que de convoyer de chiens morts, ou avant d’y être réduit, le toxicomane peut exercer une profession culturelle aussi bien qu’un autre, du moins pendant un certain temps (« Sur le théâtre »), et imaginer qu’il puisse être désintoxiqué au cours d’une consultation véritablement stupéfiante durant laquelle le docteur ne fera que le shooter plus encore (« Toubib marron »). Et finir par utiliser ses dernières synapses à fabriquer une seringue avec les moyens du bord, et se faire une dose en essorant littéralement la moquette (« Inventeur  »).

«  Installé dans une rangée de vendeurs de rats et de souris, Goga était juché sur un tabouret et regardait fixement un point quelconque. Le voile de tristesse posé sur ses yeux ne disparaissait jamais, entretenu par des injections permanentes. Une boîte de dimension respectable se dressait devant lui, dans laquelle grouillaient des hamsters. Chaque hamster portait sur le ventre cinq grammes de poudre. »

Dans « Transsiberian back to black  », à cause de la drogue, tout est pourri : les boulots, la famille, les amis. Le passé ne semble guère mieux valoir que le présent, les rares personnages historiques mentionnés étant l’infâme Nikolaï Ejov et Tchernychevski. Le narrateur est désabusé, tantôt indifférent et tantôt ironique, et totalement dénué d’espoir. Pourtant, il y a aussi un peu de magie dans la noirceur, une magie dont on devine qu’elle réside plus dans la déréliction des âmes et des neurones que dans la vraie vie, comme une série d’effet spéciaux : d’impensables fantasmagories cinématographiques historiques dans un quartier à l’abandon, de non moins impensables œuvres graphiques générées par l’acide (« Cinéma  ») ou encore les fantômes d’animaux hantant les berges d’un lac (« Chaman  »).

On fera deux reproches de détail à cet ouvrage. Tout d’abord, avec un avant-propos et une quinzaine de textes, ce volume aurait mérité une table des matières, qui n’aurait pas coûté cher. Ensuite, prétendre dans une note de bas de page (page cent trente-quatre), que « Stalker » est un film “inspiré d’une nouvelle de Ray Bradbury” (!!) laisse d’autant plus rêveur que l’on est dans une traduction du russe, ce qui rend doublement impardonnable la méconnaissance du roman, pourtant classique, des frères Strougatski. Mauvais point, très mauvais point pour les deux éditeurs, puisque cette erreur figure aussi bien dans l’édition originale que dans sa reprise au format de poche.

Dans sa préface, l’éditeur Stepan Gavrilov parle d’un livre “ simple, honnête, effrayant, drôle, étonnant, frappant, véridique, sans malice, pertinent mais pas du tout culte.” S’il est vrai que « Transsiberian black to black », dans le genre trip sous acide, n’a pas la classe unique du « Las Vegas Parano  » de Hunter S. Thompson, on admettra que les ruines de la Russie soviétique sont moins propices aux flamboyances hallucinées que les lieux paradisiaques arpentés par le journaliste gonzo, et que, pour Thompson, les hallucinogènes étaient un outil de travail et un manifeste artistique, voire un artifice de mise en scène, bien loin de la dépendance crue et souvent sordide du toxicomane de Saint Pétersbourg. Il n’empêche : s’il est moins lumineux, moins enthousiaste, moins volontairement excessif, Andreï Doronine a su faire de ses expériences des tableaux marquants qui, à la confluence des univers souvent méconnus de la toxicomanie sans espoir et de la Russie poutinienne, composent un volume singulier.


Titre : Transsiberian back to black
Auteur : Andrei Doronine
Traduction du russe : Thierry Marignac
Couverture : Nicolas Galkowski
Éditeur : 10-18 (édition originale : la Manufacture de livres, 2017)
Site Internet : page roman(site éditeur)
Numéro : 5360
Pages : 213
Format (en cm) : 10 x 18
Dépôt légal : avril 2018
ISBN : 9782264072696
Prix : 7,10 €



Hilaire Alrune
11 mai 2018


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