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Trente-troisième Mariage de Donia Nour (Le)
Hazem Ilmi
Denoël, & d’ailleurs, roman (Egypte), anticipation, 352 pages, mars 2018, 20,90€

En 2048, l’Egypte est dirigée de main de fer par le Nazim, un leader qui a instauré la néocharia grâce aux nouvelles technologies. Le front ceint de « chapelets magiques », les prières et la foi des croyants sont comptabilisées, les bons points distribués aux plus pieux. Quant aux autres, les GM, des drones armés, se chargent de les rappeler à l’ordre dans l’espace public.
Donia Nour est une jeune fille qui n’en peut plus de cette dictature des corps et des esprits. Elle s’interroge sur le miracle économique du pays, qui profite au Nord. Mais comme de nombreux citoyens du centre, elle prend garde à ses pensées et ses actes pour ne pas être déchue et envoyée dans la Quarantaine des Âmes perdues, loin au Sud, où la vie est pire que l’esclavage. Là où sont envoyés les impies et autres dissidents.
Donia a un rêve : fuir le pays. Mais d’après les rumeurs, pour payer les passeurs, il faut un kilo d’or. Alors Donia se « marie », pour 24h, avec des hommes riches, empoche la dot avant d’être répudiée une fois les affaires faites. Tout cela est conforme à la néocharia. C’est son professeur qui a ainsi commencé à la prostituer à 14 ans, et s’il s’est depuis enfui avec ses gains, elle a conservé les contacts nécessaires à la greffe d’un hymen synthétique, indispensable, car seule une vierge a de la valeur...
Il ne lui manque que quelques grammes d’or. Son 33e mariage sera le dernier. Ce sera aussi celui où les choses vont dérailler.

Parallèlement, Ostaz Mokhtar a été enlevé en 1952 par des aliens, et cela à la veille de son procès pour blasphème. Professeur de philosophie, bon vivant, il avait depuis longtemps cessé de s’aveugler avec l’islam prêché par les imams, préférant lire dans les sourates une toute autre interprétation, beaucoup moins archaïque et rétrograde. Les aliens le renvoient dans l’Egypte de 2048 pour qu’il rencontre Donia Nour, car cette insignifiante jeune femme sera, d’après eux, le déclencheur de la révolution.



Hazem Ilmi est un pseudonyme. Il est en effet dangereux de publier un tel brûlot contre l’islam radical à visage découvert. Fait éditorial amusant (ce sera le seul), le roman nous parvient via sa traduction en allemand.

L’auteur nous dépeint une Égypte future sous la coupe de la religion la plus coercitive et la plus violente qui soit. La néocharia gouverne tout, et les nouvelles technologies sont très intrusives : cabines de prière qui vous scrutent, chapelet magique qui analysent vos ondes mentales, flux hypnotique qui endoctrine... et diffuse de la publicité. Car cet avenir concilie non pas du pain et des jeux, mais la foi et la consommation, les deux opiums modernes du peuple. La carotte et le bâton. Un bon croyant est récompensé, et dépense ses gains pour améliorer un peu (pas trop) son confort terrestre en attendant l’extase d’après-vie.

Bien sûr, ce n’est ni aussi simple ni aussi rose. Le peuple est en permanence surveillé, l’exil dans le Sud est une épée de Damoclès qui terrifie, la perspective de travailler dans le Nord pour quelqu’un de riche et puissant (et fort pieux) un espoir pour beaucoup de pauvres gens. Ce qui écœure Donia quand elle le découvre. Car sa vie a été brisée, 32 fois, par ces gens que l’argent et le pouvoir ont placé au-dessus des lois. Ou plutôt, qui ont dicté une néocharia qui leur permet de laisser libre cours à leurs instincts les plus primaires.
Bien sûr, les femmes sont les grandes perdantes. Toujours plus humbles, effacées. Et répudiables sur simple déclaration du mari d’« incompatibilité profonde ». Les scènes d’échanges contractuels, en présence de notaire, avant et après ce qui n’est rien d’autre qu’un rapport tarifé/sous la contrainte, font froid dans le dos.
Tout ce monde, dans lequel Donia a appris à frayer pour gagner son ticket de sortie, fait froid dans le dos. Car il n’est certainement pas très loin d’une réalité déjà ancienne. La greffe d’hymen synthétique n’est qu’un artifice de SF, depuis « Tristan et Iseut » les femmes doivent travestir leur état et prétendre la virginité par différentes astuces, pour des hommes qui brandissent des notions de pureté et d’impureté forgés par eux pour mieux les asservir elles.

Dans ce monde ultra surveillé, le parachutage, à poil qui plus est, d’Ostaz va être un coup de pied dans une fourmilière. Le philosophe est jugé en direct national, avec obligation pour tous de regarder, et pour se défendre, il va utiliser la même rhétorique qui allait le faire condamner pour blasphème un siècle plus tôt.
Pour les kouffars (nom que le régime donne aux impies) que nous sommes, le personnage d’Ostaz est primordial. Car si l’auteur voulait se contenter d’une charge contre l’islam, par besoin de roman, il suffit hélas d’allumer une chaîne d’infos. Ou de sortir dans la rue.
Non, avec Ostaz, il nous met bien devant les yeux qu’un autre islam est possible. Comme il l’explique, toute traduction du Coran est déjà une interprétation, et la parole divine doit être adaptée au monde actuel, alors que c’est souvent le contraire qui est fait en l’ancrant dans un passé immuable. Les diatribes d’Ostaz face à ses accusateurs, puis ses échanges avec Donia sont très enrichissants, car ils dépouillent l’islam de son idéologie archaïque pour ramener la foi, et l’acte de croire, sur un plan philosophique. Bon, on se rassure, cela ne va pas trop loin, Ostaz ayant quasi viré athée puisque conscience et religion aveugle ne font pas bon ménage. Mais son discours, sa façon d’amener les gens à ouvrir les yeux suffisent à rendre ce roman fort utile.

Sur le fond, l’auteur s’en tire aussi plutôt bien, avec une anticipation qui tient plutôt la route, une société très hiérarchisée, à strates, la déchéance d’une héroïne alors qu’elle croyait enfin arriver à son but. Le monde trop lisse révèle des zones grises, avec un marché noir activement recherché par la police, comme preuve que l’homme, aussi bas soit-il, ne peut resté courbé sans rien faire.
Bien sûr, le Centre est la façade du régime. Le Nord est le royaume des oligarques corrompus et le lieu du miracle économique (dont je ne vous révèle rien, mais c’est une idée assez bien trouvée, jusque dans ses limites évidentes à moyen terme), et le Sud, où les condamnés creusent pour exhumer les restes impies des anciens dieux d’Egypte pour qu’ils soient détruits et laver cette antique souillure, est une zone de non-droit, un bidonville où les bandes font la loi, là aussi au nom de Dieu et avec une interprétation toute personnelle et fortement masculiniste de Sa parole. Rien de bien neuf sous le soleil, pas plus que le twist final, prévisible mais qui n’arrivera qu’au terme de scènes éprouvantes pour les personnages.

Une agréable surprise donc, un roman qui sait dépasser les simples clichés qui entachent l’islam - ou toute autre religion qui permet à quelques hommes d’opprimer leurs semblables et encore plus un groupe précis, comme les femmes - ah tiens cela marche pour le catholicisme... - pour narrer une révolte d’abord personnelle, intime, qui va s’étendre à tout un pays par la chute méritée d’un obséquieux faux dévot. Après la noirceur de toute cette histoire, le happy end final nous récompense d’avoir gardé espoir et souffert aux côtés de Donia Nour.

Certes, la structure est classique, les rebondissements convenus et la conclusion évidente, mais « Le 33e mariage de Donia Nour » se lit avec plaisir, alternant des échanges sur la religion, la foi et le fanatisme, et une dystopie d’autant plus crédible que le monde actuel lui donne de solides racines. On endurera les tourments physiques et moraux de la jeune femme, on vomira Zulkheir l’oligarque, sa concupiscence et sa piété de façade, incarnée par sa zebiba, ce cal sur le front (normalement produit par la prière répétée, que lui entretient à la toile émeri...). Le roman, et cela peut sembler sa faiblesse première, nous brosse une société du pire dirigée par le pire de l’islam politique, et on se gardera d’un premier degré où les opposants à cette foi n’auraient qu’à se baisser pour ramasser les arguments contre les musulmans, dans les vastes amalgames dont ils sont coutumiers. Il prend tout son intérêt en montrant la force de caractère de son héroïne, pourtant toujours tirée plus bas que terre, et en donnant la parole à la philosophie, pour chasser les visions archaïques du texte sacré. Un sujet assez rare en littérature actuellement, que son habillage SF permettra de mettre entre davantage de mains. Car c’est là la force de la SF : déplacer dans le temps ou l’espace, sous couvert de fiction, un sujet trop brûlant pour être abordé sereinement ici et maintenant.


Titre : Le 33e mariage de Donia Nour (The 33rd marriage of Donia Nour, 2013)
Auteur : Hazem Ilmi
Traduction de l’allemand : Hélène Boisson
Couverture : Raphaëlle Faguer
Éditeur : Denoël
Collection : & d’ailleurs
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 352
Format (en cm) :
Dépôt légal : mars 2018
ISBN : 9782207136195
Prix : 20,90 €



Nicolas Soffray
9 mai 2018


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