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Port d’Âmes
Lionel Davoust
Critic, Fantasy, roman (France), fantasy moderne, 530 pages, juillet 2015, 23€

Pour sauver son père du déshonneur à défaut de la ruine, le jeune Rhuys ap Kaledan a subi huit années de servitude dans la marine royale. La dette payée mais sa famille disparue, il débarque à Aniagrad, la cité-état où tout s’achète et tout se vend. Malgré les avertissements de ses camarades de bord, il ne prend pas la pleine mesure du danger de la cité... Dans un coffre de la Banque Franche, il trouve une somme confortable, laissée là par son père, et un nom : Edelcar Menziel, un puissant marchand local qui s’est piqué de restaurer l’artech, cette force à demi magique d’avant les Âges Sombres. Le jeune baron est heureux de s’associer à l’entreprise, synonyne de progrès pour tous. Mais de vieilles menaces de son passé ressurgissent, et viennent mettre en doute les certitudes de Rhuys sur ses nouveaux partenaires et amis... qui financeraient leurs recherches grâce à la drana, une drogue dure et mortelle issue de la dranaclase, le carburant de l’artech.
A Aniagrad tout se vend et tout s’achète, même l’innocence. Au marché du Transfert, on peut acheter des souvenirs, et les sensations qui vont avec. Certains se dépouillent ainsi de leur mémoire pour vivre. Si un tel commerce semble immédiatement abject à Rhuys, il va tomber sous le charme d’une femme qui ne lui propose que de la tristesse.



J’aime tant la prose de Lionel Davoust, et surtout son univers d’Evanégyre, qu’il va m’être difficile de paraître objectif. Mais après « La Volonté du Dragon » et le recueil « La Route de la Conquête », « Port d’Âmes » apparaît comme un grand’oeuvre, associant toutes les qualités des textes précédents à une densité remarquable, un pavé de plus de 500 pages qu’on dévore avec ardeur tout en appréhendant d’en arriver aux dernières pages trop vite. Et de devoir attendre...
Depuis sont sortis « La Messagère du Ciel » et il y a quelques jours « Le Verrou du Fleuve », les deux premiers tomes de la trilogie des Dieux Sauvages. De quoi nourrir toute famine davoustique...

« Port d’Âmes » se passe donc après les Âges Sombres, bien après la chute de l’empire d’Asreth. Le monde s’est reconstruit, de nouvelles cités ont émergé, se sont effondrées... On dit qu’Aniagrad a des racines profondes, que sous la ville haute des quartiers entiers ont été murés. Place commerciale incontournable, siège de la Banque Franche, elle a érigé le commerce libre en loi cardinale. Un bataillon d’Administrateurs, à la mémoire infaillible, gère contrats et litiges sans passer par du fragile papier. La garde, à leur botte, ne fait pas de cadeau, et il ne fait pas bon se les mettre à dos.
Rhuys va l’apprendre à ses dépens. Bien que forgé par l’école du large, le jeune homme est encore bien naïf et ignorant en débarquant, encore pétri de ses lectures d’adolescent et d’idéaux. Décidé à prendre un nouveau départ, au point de se brouiller avec ses compagnons marins, il va très vite se brûler aux flammes d’Aniagrad, à juger trop hâtivement tout et tous. Et attirer l’attention d’un Administrateur, qui va le faire chanter. Rhuys doit donc devenir un informateur s’il veut éviter la prison. Car plus qu’ailleurs, l’information est pouvoir à Aniagrad. Du fait de son implication dans l’affaire de Menziel, il doit transmettre à l’Administration les réelles avancées des recherches, ou tout ce qui pourrait faire tomber l’industriel et son associé étranger. Car Aniagrad doit rester stable, et un retour de l’artech pourrait menacer cet équilibre.

C’est donc la mort dans l’âme que Rhuys doit espionner l’ancien associé de son père, d’autant que les deux, meurtris par l’existence, ont trouvé l’un dans l’autre un parent de substitution. Cette trahison est douloureuse au jeune Rhuys pétri d’idéaux. Il va donc tourner sa droiture au service de Menziel, pour le dédouaner de tout soupçon, et se concentrer sur les trafics douteux de son associé, qui ne l’apprécie de toute façon pas.
Un moment, lorsque Rhuys, à l’aide d’un hobereau qui lui est tout dévoué, fait éclater un scandale, on pourrait croire au triomphe de la justice et du bon droit. Hélas, nous sommes à Aniagrad - et dans un roman de Lionel Davoust, dont il reste alors nombre de pages - et les choses sont loin d’être aussi simples, pour notre plus grand plaisir de lecture. Mais la déconvenue est violente pour Rhuys, qui perd ses dernières illusions. « Port d’Âmes » n’est que la longue et lente chute d’un jeune homme rempli d’espoir confronté à la réalité du monde. A chacune de ses tentatives pour redresser un tort, pour ramener un peu de justice, la réalité de sa société quand laquelle il évolue le met plus bas que terre. On pourra y voir une critique d’un monde tout entier dédié au commerce et dépourvu de la moindre morale, pas si éloigné du nôtre, et son héros en lanceur d’alerte écrasé par le système, qui se révèle à chaque fois plus monstrueux encore qu’il ne le voyait. Jusqu’à, peut-être, lui asséner le coup fatal. Jusqu’à le broyer, comme tous les autres. Jusqu’à ce que Rhuys accepte les règles du jeu.

« Cette ville est une garce. »

Sans être un personnage à part entière, la ville est un élément majeur, reflet de l’état d’esprit de Rhuys : un labyrinthe qu’on croit parfois avoir domestiqué, un monde tortueux, souvent mortel, toujours dangereux. Rhuys s’enfonce dans ses entrailles lorsqu’il a besoin de se cacher, de vivre sans un couperet permanent au-dessus de la tête. Dans cette ambiance poisseuse, entre les mercenaires qui attentent à sa vie et son enquête dangereuse sur les affaires de Menziel, la ville, maîtresse prévenante, sait pourvoir à tous les besoins. Et lorsqu’il est au plus mal, lorsque ses convictions et sa foi en l’Homme sont ébranlées, ses pas le ramènent toujours au Marché des Transferts.

La Vendeuse de souvenirs est la bouffée de lumière de Rhuys. Paradoxal, puisqu’elle ne vend que de la tristesse. Ces Transferts sont une trouvaille particulièrement belle de Lionel Davoust. Comme l’explique un marin, on vient acheter un souvenir, une sensation qu’on n’aura jamais l’occasion d’éprouver dans sa vie, soit qu’il est trop tard... Joie, passion, bonheur... Mais si lui honore le vendeur qui lui sacrifie ce pan de sa mémoire contre quelques pièces, Rhuys, trop entier, y voit un vampirisme malsain, et croiser un administrateur âgé s’isolant avec un petit garçon achève de lui faire monter le cœur aux lèvres. Mais en expérimentant le Transfert, il va changer d’idée, peu à peu. Réticent au début, soucieux de ne pas priver la Vendeuse de son âme, il va finalement y prendre un goût immodéré, en faire sa drogue, y devenir accro à s’en dégoûter lui-même, pour noyer dans la tristesse d’une autre ses propres chagrins, ses désillusions.
Mais il s’attache à la Vendeuse, malgré ses avertissements et son refus de parler d’elle. Amour d’adolescent pour une femme environnée de mystère, qu’il n’apprend à découvrir qu’au travers de ces souvenirs dont il la prive, mais qu’elle a décidé de vendre, comme pour s’en laver, s’en débarrasser. Leur relation est aussi forte que la tension des chapitres qui lui est consacrée, et là encore on retrouve toute la puissance évocatrice des psychologies torturées dont est capable Lionel Davoust. C’est âpre, c’est triste, c’est tragique et en même temps d’une immense beauté, tout en retenue. L’auteur préfère l’exemple à l’explication, et cette idée de Transfert d’un souvenirs et des sensations associées y convient à la perfection.

Ces deux trames entremêlées, mystère du montage financier d’un côté et amour impossible de l’autre, sont si captivantes qu’on en oublie un temps que nous sommes dans le cadre d’Evanégyre, et quand la vérité éclate, quand Rhuys y est confronté, on a beau se dire qu’on s’y attendait, qu’il ne pouvait s’agir que de cela et notamment parce qu’en tant que lecteur on n’aurait rien voulu d’autre et que l’auteur le sait, la tension monte irrésistiblement dans les pages qui précèdent cette révélation. Les 50 dernières pages nous réservent d’autres émotions, soulagement, regrets, irrésistibles larmes, qui viennent contrebalancer cette tension spectaculaire et offrir la conclusion douce-amère à la hauteur de cette histoire.

Ceux qui ont lu sa trilogie « Léviathan » savaient déjà que Lionel Davoust ne déméritait pas sur la forme longue. Les fans d’Evanégyre seront soufflés par la densité et l’intensité de « Port d’Âmes ».
Mais plus que tout, on appréciera son talent de prendre son univers à contre-pied, de raconter le type d’histoire qu’on n’attendait pas, comme il l’avait déjà fait avec la nouvelle « Au-delà des murs », et la convalescence d’un soldat en hôpital psychiatrique, qui suivait l’époustouflante « Bataille pour un souvenir ». Ce talent-là, c’est la marque des auteurs incontournables.


Titre : Port d’Âmes
Roman indépendant dans le cycle d’Evanégyre, comme La Volonté du Dragon et La Route de la Conquête
Auteur : Lionel Davoust
Couverture : François Baranger
Éditeur : Critic
Collection : fantasy
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 530
Format (en cm) : 20 x 13 x 3,5
Dépôt légal : juillet 2015
ISBN : 9791090648500
Prix : 23 €
- Édition de poche :
Couverture :
Éditeur : Gallimard
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 577
Pages : 688
Format (en cm) : 18 x 11 x 4
Dépôt légal : mai 2017
ISBN : 9782070792214
Prix : 9,40 €



Nicolas Soffray
31 mars 2018


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