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Tous nos contretemps
Elan mastai
Bragelonne, traduit de l’anglais (Canada), science-fiction, 478 pages, septembre 2017, 18,20 €


« Vos erreurs, vos blessures, vos compromis, vos échecs, votre douleur et votre moisissure, tout cela est balayé comme des feuilles mortes, si vous parvenez à être le premier. »

Le monde du futur tel que nous l’imaginions dans les années cinquante : tel est le monde dans lequel vit Tom Barren. Un monde dans lequel les promesses de la science ont été réalisées : l’invention par le physicien Lionel Goettreider d’un générateur d’énergie inépuisable a aboli la plupart des maux de l’humanité, qui vit dans la prospérité et la paix. On commence à explorer l’espace, et même le temps : le père de Tom, savant surdoué, met en effet au point la première machine à voyager dans le temps. Tom, quant à lui, est surtout un raté, et il en est amèrement conscient : s’il fait partie, grâce à l’intervention de son père, de la seconde équipe des chrononautes, ceux qui sont destinés à remplacer au pied levé la première équipe en cas d’imprévu, il sait qu’il ne leur arrive pas à la cheville – notamment pas à celle de Penelope Weschler, dont il constitue la doublure. Et qu’il met involontairement enceinte, l’évinçant sans le vouloir du premier voyage dans le temps. Une erreur qui aboutit à son suicide, et le pousse à se lancer lui-même dans le passé pour essayer de modifier les choses.

« Je viens de devenir le premier voyageur temporel de l’Histoire, mais je ne ressens pas vraiment la grandeur du moment parce que j’essaie de toutes mes forces de ne pas dégueuler mon petiot déj de 2016 sur le sol de 1965.  »

On s’en doute : il est médiocre, il le sait, il va tout rater. Et ça ne rate pas. Il se retrouve ramené par les mécanismes de sécurité automatiques dans le présent, notre présent qui n’est pas le sien, dans le corps d’un John Barren qui n’est ni tout à fait lui ni tout à fait quelqu’un d’autres. Un présent doté de tous les défauts que nous lui connaissons mais qui lui convient infiniment mieux que celui qui était à l’origine le sien. Dans ce monde, il y a des romans. Dans ce monde, il y a une Pénélope Wechsler moins glaciale, moins distante, et, qui plus est, exerce la profession de libraire. Dans ce monde sa mère est encore vivante et son père, savant raté, est infiniment plus amical. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si dans cet univers Tom/John Barrent n’avait déjà commencé à écrire un roman qui ressemble étrangement au présent alternatif dont il est originaire – ce qui veut dire que cette histoire de voyage dans le temps, il l’a peut-être tout simplement inventée.

« Plus je reste ici, moins je suis moi et plus je suis lui et je comprends qu’il est malaisé de saisir ce que vous pouvez ressentir quand votre conscience est ainsi subsumée dans son propre miroir déformant, mais laissez-moi vous dire ceci : c’est bougrement horrifiant. »

Étrange aventure, mais belle aventure également. Si « Tous nos contretemps » met en scène quelques personnages un peu froids, la quasi-totalité d’entre eux sont particulièrement attachants et il souffle dans ce roman comme une brise de bien-être et d’optimisme que l’on rencontre assez rarement dans le genre. On s’en doute : le roman, avec ses aspects de romance, est écrit pour plaire, mais de manière suffisamment fluide et suffisamment astucieuse pour que cela ne se sente pas trop, et surtout de manière suffisamment bien dosée, avec un juste équilibre entre rebondissements, recours aux astuces de genre et autodérision du personnage principal pour que la mécanique narrative fonctionne sans heurt. On suit John/Tom Barren, on s’interroge avec lui, on s’inquiète pour lui pour son présent, son passé, son futur. Et l’on s’amuse beaucoup de certains dialogues, parfois jubilatoires – on gardera particulièrement en mémoire ceux du chapitre quatre-vingt-six.

« Eh bien, pour une illusion schizoïde, en voilà une qui se manifeste avec un luxe de détails qui résisteraient à un examen médico-légal. »

Tout semble donc aller pour le meilleur des mondes, mais Elan Mastai est bien trop astucieux pour s’arrêter à ce qui pourrait apparaître simplement comme une belle histoire. Il serait bien trop confortable pour le narrateur d’admettre qu’il a sans doute inventé son passé alternatif, et de profiter de ce meilleur des mondes. Le souci, il l’a dit et redit depuis le début, c’est que s’il est sous-doué, il est aussi surdoué pour tout faire rater. C’est ainsi dans ce monde imparfait où n’existe nulle énergie inépuisable, qu’il se met en quête du fameux savant Lionel Goettreider.

« Et là, dans un isolement presque total, Lionel Goettreider inventa le futur. (…) Il a laissé l’humanité assembler elle-même la civilisation moderne à partir de ses déchets et rebuts.  »

Dès lors, la romance rentre dans les rails : il se trouve que Goettreider existe bel et bien, que dans cette réalité l’invention de son moteur sur fonds publics ait tourné court et qu’il ait choisi de se retirer du monde et de continuer à inventer et inventer encore dans le plus grand secret. Mieux encore : qu’il ait à son tour inventé le voyage temporel. “Peut-être”, se demande le narrateur, “que Lionel et moi partageons un désordre psychologique unique qui nous fait penser que nous appartenons bel et bien à une réalité techno-utopique alternative et que nous avons un rôle crucial dans le destin du genre humain. Et si l’avoir rencontré ne prouvait pas que j’ai raison, mais que nous avons tort tous les deux ?” Mais bientôt les choses se précisent. On n’est donc plus seulement dans le jeu classique de deux réalités parallèles avec contrastes savoureux, et l’amateur de genre peut se rassurer : il aura droit aux complexités et aux paradoxes, Elan Mastai entrecroisant désormais, avec astuce, deux histoires d’amour distinctes, deux histoires de destins brisés mais aussi deux types de voyages temporels différents qui vont finir par trouver des articulations communes.

Que « Tous nos contretemps », dans sa version française comme dans ses versions en langue anglaise, soit publié sous une couverture neutre et passe-partout apparaît assez révélateur non seulement sur la porosité de plus en plus marquée de la littérature générale aux thématiques du genre, mais aussi, en ce qui concerne ce roman, sur son public potentiel. C’est un fait : « Tous nos contretemps  », par sa tonalité particulière, par le soin apporté à la psychologie très crédible des personnages, par son souci fondamental d’humanité, pourra être lu par un très vaste public. Destiné, comme le « Replay  » de Ken Grimwood, qui abordait une étonnante variante du voyage temporel, à un très large public, « Tous nos contretemps » apparaît comme un roman plaisant, intelligent, plein d’humour et surtout d’optimisme – un optimisme fondamental qui rappelle celui des années cinquante, mentionnées dans ce roman par l’intermédiaire des fascicules de science-fiction de l’époque, et qui fait souvent défaut aux déclinaisons contemporaines du genre.

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Titre :Tous nos contretemps (All Our Wrong Todays, 2016)
Auteur : Elan Mastai
Traduction de l’anglais (Canada) : Jean Bonnefoy
Couverture :Mike Kemp / Getty Images
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 478
Format (en cm) : 14 x 21,4
Dépôt légal : septembre 2017
ISBN : 9791028103705
Prix : 18,20 €



Hilaire Alrune
1er octobre 2017


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