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Aliss
Patrick Senécal
Fleuve, Noir, roman (Canada), fantastique horrifique & pornographique, 555 pages, mai 2017, 20,90€

Alice Rivard est une bonne élève, une fille apparemment sage, dont la vie semble toute tracée. Mais pour ses 18 ans, voilà qu’elle annonce à ses parents vouloir tout plaquer pour un temps, aller vivre à Montréal, pour chercher, trouver, ce quelque chose qui manque à sa vie.
Notre héroïne n’est pas si innocente qu’il y paraît, mais derrière son côté rebelle, conserve un bon fond. Voulant rendre son portefeuille à un type, ce dernier lui tient un étrange discours. Lui courant après, elle émerge du métro dans un quartier bizarre et un peu glauque, mais décide de s’y installer.
Mauvaise idée. Car « we are all mad here »...



Et la jeune fille ne va pas tarder à s’en rendre compte. Déterminée à ne pas renoncer pour quelques bizarreries, elle loue un appartement pour trois mois à une logeuse à bigoudis, complètement à l’ouest, dont le mari repeint le logis en rouge vif. Pour marquer le début de cette nouvelle vie, elle signe son bail « Aliss ».
Son voisin de palier, un vieil homme surnommé Verrue, ne quitte plus sa chambre, vivant immobile sur son matelas, « faisant son cocon ». Après la défection du beau Mario, qui tape dans l’œil d’Aliss, la jeune femme accepte de faire ses courses, contre quelques pétards, puis Verrue lui propose des drogues plus fortes, la Macro et la Micro. La première expérience est violente, la macro décuplant ses sensations et sa confiance en elle, la Micro la faisant paraître minuscule et favorisant le calme et la disparition.
Le boulot de serveuse qu’elle a trouvé ne lui permettant pas de se fournir en cachets aussi fréquemment qu’elle le voudrait, elle finit par aller Chez Andromaque, un club où l’on propose des danses érotiques et des performances sexuelles. Elle y apprend que la patronne, une beauté ébène, est l’ancienne grande dame du coin, évincée deux ans plus tôt par cette mystérieuse Reine Rouge qui semble régner sur le quartier, imposant la loi à coups de limousines écarlates et de malabars interchangeables venant récolter la dîme.
Parce qu’elle a lu Nietzsche de manière superficielle, y trouvant ce qu’il y cherchait, Aliss se met en tête que cette Reine Rouge est la surfemme, l’équivalent féminin du surhomme nietzschien, et que sa quête prendra fin lorsqu’elle la rencontrera.
Et pour y parvenir, lentement mais sûrement, Aliss va repousser toutes les limites que lui a inculqué la société, repousser toutes les frontières, abolissant toute morale.

Mais dans cet univers non régi par la logique, l’horreur le dispute à l’excessif. Aliss, et le lecteur à cette occasion, sera spectatrice et parfois actrice d’actes de plus en plus violents, avilissants et immoraux. Son premier rapport sexuel, volontaire, avec Mario donne le ton : dans les toilettes de Verrue, fellation, levrette et éjaculation faciale. Et puis s’en va. Dans cette première expérience déjà, une première réticence, outrepassée au nom de ce désir d’être rebelle, différente. Et cela va s’accélérer. Si dans les premiers temps au club, Aliss se contente de danses lascives, à grand renfort de Macros pour se désinhiber, ses besoins en drogues la poussent finalement à aller en cabine avec la clientèle. Pour une provinciale qui refusait tout rapport non protégé à son arrivée, la descente est rapide.
Il en est de même pour sa tolérance à la violence gratuite. La jeune âme charitable se blinde peu à peu, accepte, au nom de la nécessité, d’encaisser la vision d’actes de plus en plus inhumains. L’invitation à prendre le thé de Chair et Bone, médecins fous et âmes damnées de la Reine, débouchera sur un cauchemar sanglant de tortures, les deux monstres cherchant l’âme humaine en disséquant leurs sujets encore vivants...

« Aliss » est une lecture qui met mal à l’aise. Forcément. Ou alors, vous avez un sacré problème.
Mais vous continuez.
D’abord pour apprécier cette transposition gothique, horrifique du conte de Lewis Carroll, cette descente irréversible au fond du terrier de la drogue et des excès. L’aspect onirique et halluciné du texte original s’y prête parfaitement. Le texte de Patrick Senécal est beaucoup plus cash, exit les métaphores. La seule qui subsiste est le roman en lui-même : la nécessaire (?) rébellion avant l’entrée dans l’âge adulte.
Ensuite parce que, comme Aliss, vous voulez avoir la réponse. Réponse qui est une question, la bonne question, celle qu’elle doit se poser pour comprendre le pourquoi de sa présence. Celle qu’elle doit trouver pour pouvoir partir d’ici, pour accepter de partir, pour ne pas prendre ce départ pour une défaite, une fuite, un abandon de ses grands idéaux de jeune fille rebelle. Rassurez-vous (ou pas), l’auteur nous récompense finalement de nos souffrances endurées.
Ou bien vous aimez lire la descente aux enfers d’une jeune fille qui se prostitue et regarde des gens se faire torturer. Mais là, vous avez un problème.

Cette chute dans l’horreur et la souffrance, observées et endurées, est présentée tantôt comme de la persévérance, tantôt par de la facilité. Aliss s’accroche, malgré son cerveau qui part en vrille et son corps douloureux à force de coups et de viols, parce qu’elle sait, au plus profond d’elle-même, que la réponse est au bout.
Il est certes facile de le dire en tant que lecteur, et a posteriori de la lecture, mais son plus gros handicap, comme le lui rappellent pourtant Verrue et le fantomatique Chess (junkie maigrichon, apparemment omniprésent, effrayant Chat de Cheschire), est de s’accrocher à la logique, aux règles de là-bas, car we are all mad here !
Tous, absolument. Même le gentil professeur de maths qui l’a « amenée » ici s’avère pédophile et psychopathe. Andromaque, la maquerelle aux grands airs qui parle en vers, ne supporte pas son bébé, qui le lui rend bien, et le jette, de loin, dans les bras de son père, un geste qui secouera n’importe quel humain. Je ne reviens pas sur Bone et Chair - Chapelier et Lièvre de Mars - fous de thé, de jeux de mots homophones niveau zéro, et vous laisse découvrir Chess...
Pour supporter tout cela, pour accepter tout cela, pour continuer, pour rester dans le jeu, Aliss n’a « pas d’autre choix » que d’accepter les règles des lieux, de céder, sur sa morale, sur son corps. Son interprétation de Nietzsche la conforte dans la justesse de cet abandon, sur sa nécessité de se dépouiller de son ancienne vie, de faire sa métamorphose qui a commencé par son nom. Au même titre que Verrue qui ne se nourrit plus que de bouillie liquide, Aliss ne semble plus prendre que de la drogue, les Micros pour compenser les Macros, les premières pour dormir, les secondes pour rester debout. Et à doses de plus en plus hautes, pour encaisser le spectacle sous ses yeux. Peut-être aussi la lente révélation qui se fait jour ? Hypothèse invérifiable, car la vérité lui tombe dessus avec la violence d’un pianiste jeté du dixième étage.

On ne peut rien redire à la plume de Patrick Senécal, hormis quelques tournures et expressions typiquement québecoises, et son prix Boreal en 2001 (prix du roman de genre au Québec, décerné par le public), n’a rien d’immérité. Au-delà d’une expérience narrative, il y a une grande maîtrise dans la construction et l’immersion d’une narration à la première personne. Les premières prises de drogues sont extrêmement bien rendues, avec des jeux sur la taille de corps, la ponctuation, la syntaxe. Idem pour les moments de folie absolue, des caves de Bone et Chair à l’orgie au Palais de la Reine rouge. Le texte nous impose visuellement son rythme, effréné, son flot de sensations débordant les barrages de la raison, nous faisant ressentir avec une égale violence les orgasmes et les douleurs.
Je n’ai plus la mémoire absolue de l’« Alice » de Lewis Carroll, mais « Aliss » en suit la progression et les personnages. La fin est aussi une sorte de réveil, d’éveil. Mais il aura laissé de nombreuses traces.
Sur nous aussi.

Un ouvrage marquant, par sa violence forcément excessive, un choc littéraire équivalent à l’« American Psycho » de Brett Easton Ellis. Mais quand ce dernier nous prenait par surprise, brisant un miroir trop lisse, « Aliss » nous annonce clairement la couleur : la chute sera longue et inexorable. Parce que vous voulez savoir ce qui se trouve tout au fond, vous n’avez pas d’autre choix que tomber.


Titre : Aliss
Auteur : Patrick Senécal
Couverture : Studio Allez
Éditeur : Fleuve (édition originale : Alire, 2000)
Collection : Thriller - Policier
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 555
Format (en cm) :
Dépôt légal : mai 2017
ISBN : 9782265116962
Prix : 20,90 €



Nicolas Soffray
22 septembre 2017


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