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YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Lettres à Flaubert
Yvan Leclerc (anthologiste)
Thierry Marchaisse, collection « Lettres à », essai, 193 pages, mai 2017, 16,90

Gustave Flaubert sur la Yozone, pourquoi ? Parce que Flaubert est entre autres un immense charrieur d’images, parce que comme bien des auteurs classiques il n’a jamais dédaigné le fantastique, parce que les lecteurs de « fantasy », au-delà des effets de mode, et après avoir lu bien des proses honorables, découvrent avec effarement que bien avant Howard, bien avant Tolkien, un Normand que les moins curieux ont tendance à considérer comme un simple pensum scolaire avait écrit un roman bien plus fort que tout ce qui se fait dans le genre de nos jours, un roman qui est allé jusqu’à inspirer Philippe Druillet, grand amateur d’imaginaire devant l’éternel, pour une adaptation sidérante, et même sidérale, de ce fameux « Salammbô ». Un « Salammbô », et ce n’est sans doute pas par hasard, que réédite cette année en très beau volume l’éditeur les Moutons électriques, dont le catalogue est tout entier consacré à la littérature de genre.



« C’est un homme, il est vu de profil, il a une barbe sombre, le haut de la tête couvert d’un fez dont la couleur rouge se traduit par une valeur sombre, et il porte une longue robe blanche qui se détache nettement sur le fond sombre des buissons. Ce personnage, cher Maître, c’est vous.  » (Jeanne Bem)

Des images, qu’elles soient littéraires ou réelles, des portraits à travers ces vingt-quatre hommages. Commençons par un cliché de l’auteur : c’est à travers l’étude des clichés pris par Maxime du Camp lors de son voyage en Orient en compagnie de Flaubert en 1850 que Jeanne Bem écrit au Maître. Une approche érudite et originale, un chassé-croisé entre description littéraire, portrait photographique et dessin, même s’il s’en trouvera pour souligner que le reproche ici fait à la photographie – « le côté réducteur de l’image photographique qui trie, cadre, aplatit, aseptise le réel » – apparaît lui-même comme un cliché réducteur. Cliché mental encore, dénoncé par Michel Winock qui utilise la tribune offerte pour croiser le fer avec une Nancy Huston pas très futée rejetant rien moins que certains temps de la grammaire française. La thématique n’est donc pas Gustave Flaubert, même si l’auteur prend soin de le citer à titre d’exemple, alors que tout autre auteur classique aurait aussi bien fait l’usage. Mais peu importe : Michel Winock a raison, on ne défendra jamais assez la langue française contre les attaques saugrenues des bouffon(ne)s qui cherchent se faire valoir en se faisant l’écho de ce que l’air du temps charrie de pire et en écrivant n’importe quoi.

« La tête de veau a en juin 1848 réglé le problème au fulmicoton avec l’aide d’un dénommé Leconte de Lisle, bon chimiste, depuis poète, je crois. Pas de traces, vous comprenez ? » (Philippe Dufour)

Jean-Marc Lévy-Leblond a l’excellente idée d’imaginer une lettre écrite à Flaubert par son professeur de mathématiques Laurent Gors, qui a déjà lu Madame Bovary et lui souffle au passage l’idée de Bouvard et Pécuchet. Une lettre savamment construite (on trouvera en annexe la liste des sources, flaubertiennes ou non, sur lesquelles l’auteur s’est appuyé), avec en prime, propre à séduire tous les lecteurs, la très belle résolution mathématique de la fameuse énigme de l’âge du capitaine. Apocryphe également avec Vincent Vivès qui imagine une série de lettres écrites à Flaubert par Jean-Paul Sartre, auteur en son temps de volumineux ouvrages consacrés à « L’idiot de la famille » ou avec les lettres attribuées tour à tour par Belinda Cannone et Joëlle Gardes à la poétesse Louise Colet, née Revoil de Servannes, qui fut la maîtresse de Flaubert. Mais ces lettres imaginaires ne sont pas toutes attribuées à des personnages réels : c’est aussi, par le biais de Philippe Dufour, Regimbart, alias le Citoyen, tiré de l’Education sentimentale (amusantes réponses à des questions que Flaubert aurait posées, au lecteur de mettre en branle ses connaissances ou son imagination), mais aussi le cocher du grand écrivain, imaginé par Benoît Melancon, pour une comparaison entre Flaubert et littérature contemporaine, comparaison qui ne tourne pas tout à fait à l’avantage de Jean Echenoz, connu pour professer une admiration sans faille à Flaubert, sans compter, enfin, le facteur de Flaubert imaginé par l’anthologiste Yvan Leclerc.

Cette belle moisson d’apocryphes démontre au lecteur que tout le monde peut écrire à Flaubert, et que l’idée de cette anthologie singulière peut donner lieu à des variations sans fin, et totalement inattendues. C’est sous la plume de que Sebastian Garcia Barrera que l’on trouve la plus drôle de toutes, un long message envoyé par mail, l’odyssée d’une africaine admiratrice de Flaubert, à qui elle explique que son association lui a décerné un prix d’un montant considérable… peu à peu, à la fois incrédule et hilare, le lecteur comprend qu’il a affaire – en bien plus littéraire et plus imaginatif – à un de ces mails classique d’escroqueries africaines proposant de récupérer une fortune. Il est vrai, tout comme pour le texte de Michel Winock, que Flaubert n’est guère qu’un prétexte et que bien d’autres auteurs auraient pu – c’est le cas de le dire – faire l’affaire, il n’empêche que ce texte est une jolie trouvaille.

« Deux mots, ce n’est pas grand-chose, au regard de tout ce que tu as écrit, surtout qu’ils ne sont même pas de toi, ces deux mots latins. Mais ils résonnent étrangement en moi. Il faut qu’on parle. À nous deux maintenant, Flaubert. » (Bernard Dufau)

On ne peut pas parler de Flaubert sans aborder la modernité. C’est le cas avec Bernard Dufau – intéressant dans ses rapports avec les formes d’expression les plus modernes – mais, quand les baskets Air Max ont le dernier mot, quand la publicité bas du front envahit jusqu’à ce type d’essai, on pourra aussi craindre ne plus être en sécurité mentale nulle part, et l’on comprendra que conseiller à nos têtes blondes de maintenir la quincaillerie audiovisuelle à distance pour apprendre à se concentrer sur la lecture a tendance à devenir quelque peu « has been ». Modernité encore avec « Le chat, le singe et Michaël Jackson » de François Priser, qui part d’un fait divers contemporain pour aboutir à Jeff Koons, et d’un animal à l’autre laisse entendre, non sans ironie, qu’en matière d’art et d’humanité, rien n’a vraiment changé depuis Bouvard et Pécuchet.

« C’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles la première phrase de ce chapitre est écrite dans mon esprit de manière indélébile, et a gardé au fil des ans un caractère d’inquiétude, et, plus curieusement, de soulagement. » (Philippe Delerm)

Des auteurs, des universitaires peuvent-ils parler de leur fascination pour Flaubert sans parler d’eux-mêmes, de leurs propres œuvres, de leurs travaux ? C’est ce que font Philippe Delerm, qui parle à la fois de son métier, de sa vie d’écrivain, de Madame Bovary et du bonheur, Philippe Le Guillou qui, entre hommage classique et pèlerinage littéraire, avoue être habité par Madame Bovary, ou encore Philippe Vilain, lequel souligne en miroir l’importance toute particulière de Charles. Part d’autobiographique également avec Michel Schneider qui s’intéresse aux similitudes entre femmes et livres, rapports sur lesquels tout auteur (du moins de sexe masculin), s’est sans doute un jour ou l’autre interrogé. Femmes encore avec Daniel Sangsue, autour d’une brève phrase qui apparaît à la fois chez Flaubert et chez son ami Maxime du Camp, une phrase qui peut être comprise aux deux antipodes de la féminité. Femmes encore, vues de leur propre côté cette fois, avec Posy Simmonds, qui, dans sa langue d’origine, puis dans la traduction de Camille Delville, explique à Flaubert quels peuvent être les émois de jeunes filles anglaises découvrant Madame Bovary dans le texte et dans les années soixante, et la puissance toute particulière que peut prendre sa prose lorsqu’une connaissance imparfaite de la langue impose des allers et retours à travers les paragraphes pour en comprendre pleinement le sens. Un souvenir mémorable, écrit-elle, même si « Nos propres recherches dans l’Ancien Testament nous avaient habituées au viol, à l’adultère, à l’inceste, à la sodomie, à l’onanisme, à la coprophilie et au cannibalisme. » Note personnelle également avec Patrick Grainville dont on ne pouvait attendre qu’il ne fasse pas l’éloge du lyrisme, de la force du caractère « bandant » du style, de ce « Salammbô » qui aux antipodes du pompier est pour lui un « paroxysme de jubilation », et qui termine sa lettre sur une anecdote personnelle également haute en couleurs.

Dans son intéressante préface, Yvan Leclerc souligne que le carnet d’adresses de Flaubert comprenait deux-cent-soixante-dix-neuf correspondants, et qu’au terme de ce volume il dépasse les trois cents. Ce nouvel échantillon en valait assurément la peine. Exercices d’admiration mais aussi d’imagination, ces « Lettres à Flaubert », festival de références évidentes ou subtiles, rendent hommage avec émotion, érudition, et parfois également avec humour, à l’influence considérable que Flaubert continue à exercer sur les auteurs et sur la littérature. « Madame Bovary, c’est moi » : on devine que pour beaucoup cette influence, cette imprégnation sont telles qu’il y a une pointe de « Flaubert, c’est devenu presque moi. » Une raison de plus pour lire et relire Flaubert, et une ample justification à ce bel essai décliné sur le mode épistolaire.

Titre : Lettres à Flaubert
Dirigé par : Yvan Leclerc
Auteurs : Jeanne Bem, Pierre Bergounioux, Belinda Cannone, Philippe Delerm, Benoît Dufau, Philippe Dufour, Joëlle Gardes, Sebastian Garcia Barrera, Patrick Grainville, Yvan Lecler, Philippe Le Guillou, Jean-Marc Levy-Leblond, Benoît Melançon, Christine Montalbetti, Ramona Naddaff, François Priser, Daniel Sangsue, Michel Schneider, Posy Simmonds, Philippe Vilain, Vincent Vivès, Michel Winock, Fawzia Zouari, Anonyme.
Couverture : Denis Couchaux
Éditeur : Thierry Marchaisse
Site Internet : page volume (site éditeur)
Pages : 193
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : mai 2017
ISBN : 9782362801839
Prix : 16,90€



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Hilaire Alrune
7 août 2017


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