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Aussi libres qu’un rêve
Manon Fargetton
Castelmore, roman (France), anticipation, avril 2017, 255 pages, 5,90€

Fin de XXIe siècle, l’Europe est découpée en régions indépendantes. Dans l’une d’elles, ce qui fut la Bretagne, votre avenir est déterminé par votre mois de naissance : janvier, vous serez au sommet de la société, décembre, vous travaillerez durement à nettoyer les dégâts de la pollution et les algues vertes. Le malheur des jumelles Minöa et Silnëi est d’être nées la première le 31 décembre et l’autre le 1er janvier ! Pour quelques minutes, deux avenirs radicalement opposés qui, 15 ans plus tard, se heurtent à leurs propres goûts et désirs.



C’est le Centre de Procréation, organisme apparemment indépendant du pouvoir, qui assure la contraception obligatoire des femmes et gère l’aléatoire des naissances : un mois par an, au hasard, le contraceptif injecté est sans effet. Nul le peut s’y soustraire, pas même le président Chan Wallow (il faut attendre la page 219 pour l’entendre être détourné « Chamallow » :-) ) mais, dans le prologue, on apprend qu’il a trouvé une faille pour faire de son fils son successeur, en échangeant son enfant contre un autre né en janvier. Il faudra patienter pour comprendre les détails, mais cet échange, sa découverte et ses conséquences, au niveau personnel comme politique, sont bien entendu au cœur de l’histoire.

En suivant les jumelles, on découvre leur quotidien, pas plus rose d’un côté que de l’autre dans cette société futuriste très encadrée : Silnëi voudrait devenir actrice, mais la production des holos encourage l’inexpressivité des acteurs, cantonnés à être de simples pantins sur lesquels plaquer des images de synthèse. Cette révélation l’abasourdit, plus que la découverte, dès les premières pages du roman, qu’on truffe les clips de la chanteuse pop superstar de messages subliminaux (une trame secondaire hélas passée aux oubliettes ensuite). Elle envie sa sœur qui voyage, profite de la mer... Une opinion pas du tout partagée par Minöa, contrainte de suivre un cursus d’éboueuse du futur et qui voudrait davantage d’activités créatives. La Décembre ne garde courage que grâce à ses échanges sur le bzh-net avec le mystérieux N, puis sa rencontre fortuite avec Kléano, un Novembre qui, en dépit de son statut de fin d’année, a décidé de monter un groupe de rock avec ses amis. On voit bien se dessiner les différents caractères, puis la rébellion, entre ceux qui acceptent l’avenir tracé arbitrairement pour eux et ceux qui aimeraient en changer, d’une manière ou d’une autre, enviant sa sœur ou prônant la révolte.
A côté des deux sœurs relativement choyées par leur famille, les deux personnages masculins, Kléano et Nériss, occupent les rôles des deux enfants échangés à la naissance, façon « Le prince et le pauvre ». Manon Fargetton ne s’appesantit pas sur les notions d’inné et d’acquis, même si davantage que chez les filles on perçoit dans le caractère des garçons cet aspect de « pas à la bonne place » : Kléano s’avère un leader naturel, « comme son père » (moins bon orateur mais excellent parolier), tandis que Nériss prône très tôt la révolte sur le net. La découverte de l’identité de son père biologique, un opposant, explique comment l’échange entre les deux enfants a été possible, l’autrice se tirant là intelligemment du mauvais pas de la concordance de coïncidences.

Le secret découvert, les choses se mettent en branle à deux niveau. Côté politique, les ados ont la chance de tomber sur une journaliste rebelle dans leur entourage, et que l’opposition se soit préparé depuis des années pour ce jour fatidique où une preuve flagrante permettrait de faire tomber le président, donc tout s’enchaîne très vite, presque trop, mais dans un roman pour ados, c’est aussi agréable de ne pas se perdre en circonvolutions superflues. (La journaliste aurait pu être fidèle au gouvernement, les choses auraient plus vite et plus mal finies...)
Côté personnel, et c’est là que Manon Fargetton fait merveille (également), il fait que chaque protagoniste encaisse la vérité, notamment les garçons qui remettent en question leur filiation, et on aborde en douceur et en finesse la différence entre parents biologiques et parents « affectifs ». Si le rejet de Chan comme père est unilatéral, le lien avec la mère qui les a élevé ou mis au monde est plus difficile à nouer et dénouer.

On appréciera aussi la gestion de la psychologie et des relations amoureuses, du triangle autour de Minöa, dont les sentiments glissent de son N. derrière son écran au très matériel et passionné Kléano, et la rupture encore plus brutale lorsque Nériss lui avoue qui il est. Comme pour presque toutes les révélations, l’autrice ne laisse pas les choses mariner des mois, les adolescents refusant, pour eux comme leurs amis, de vivre dans le mensonge.

« Aussi libres qu’un rêve » se joue de sa trame très classique et ses rebondissements obligés d’anticipation pour ados par un fond dense, truffé de détails propices à la réflexion, et des personnages très humains, réalistes, loin des clichés des héros idéaux de papier et d’encre. Premier roman de Manon Fargetton paru en 2006, plébiscité au travers de 4 prix (Chronos 2007, Ruralivre Nord Pas-de-Calais, Collégiens de l’Estuaire, Jacaranda), il méritait amplement cette réédition.

Surement trop bref et dépouillé au goût des adultes, qui préféreront plus de nuances (comme dans « L’Héritage des rois passeurs » avec lequel la jeune autrice a remporté le prix Imaginales 2016), mais parfait pour des lecteurs ados et pré-ados, pour éveiller en eux la réflexion sur l’avenir, des sociétés différentes et les dangers de l’arbitraire, du déterminisme et surtout, la perte du libre-arbitre. Le roman montre que la colère et la rébellion vient souvent de la jeune génération, mais qu’elles ne sont pas universelles, les privilégiés s’accrochant toujours à leurs avantages aux dépens de l’égalité entre tous. Et qu’on a besoin du passé, des adultes, et d’un lien entre tous pour faire de grandes choses. Et de musique, aussi, une constante chez Manon Fargetton.


Titre : Aussi libres qu’un rêve
Auteur : Manon Fargetton
Couverture : Mark Owen / Arcangel Images
Éditeur : Castelmore (édition originale : Mango, 2006)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 255
Format (en cm) : 18 x 11 x 1,6
Dépôt légal : avril 2017
ISBN : 9782362312199
Prix : 5,90 €


La chronique de l’édition originale, en Mango, Autres Mondes, 2006


Nicolas Soffray
18 juin 2017


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