« Il me semble de moins en moins plausible que cette femme soit en mesure de sourire sans être assistée par un ordinateur. »
L’affaire est à tel point inquiétante que Westerhuizen se voit doté d’un accès au mirrorspace, une reconstitution virtuelle construite par un ordinateur surpuissant à l’aide des données recueillies par les drones et les caméras devenues omniprésentes. Il peut donc, donc ce monde reconstitué, errer comme s’il était un fantôme, sans limitation physique, sur les lieux du crime ou de tout autre crime. Car il a bien l’impression que les décès prétendument naturels d’autres personnalités politiques, ces dernières années, n’étaient pas aussi naturels que cela.
« Tout expert en prédiction sait bien que le libre arbitre est une fiction. »
Si les autres parlementaires semblent blancs comme neige, Westerhuizen et Ava flairent néanmoins l’anguille sous roche. L’ordinateur, grâce à ses analyses de probabilité, facilite leurs recherches, leur donnant des réponses avec une vitesse foudroyante, mais n’apporte guère d’eau à leur moulin. L’ordinateur, malgré l’illusion qu’il peut donner, est en effet un simple « golem » sans intelligence. Les enquêteurs, eux, sont capables d’avoir des idées. Mais aussi de commencer à se sentir perturbés, car il commence à se passer des choses bizarres, comme la présence dans le mirrospace d’un autre fantôme, un avatar qui pourrait être celui d’un journaliste à scandales, qui ne devrait pas être là, et qui échappe à la perception de tous sauf du commissaire, auquel il ouvre des pistes étranges. Tout devient de plus en plus compliqué, tout semble de plus en plus dangereux.
« Des terroristes qui s’imaginent qu’un monde sans double croquette de crevettes frites serait meilleur. Mieux vaut ne pas y penser, c’est à devenir fou. »
Dangereux, car si les implications politiques de l’enquête sont évidentes, s’y mêlent rapidement les empires industriels, tel celui de Tallan, qui ont eu maille avec bien des projets militaires. Des empires industriels nommés « jebols » et dont les méthodes différent finalement assez peu de celles des syndicats du crime. Et si un suspect écoterroriste fort opportunément trouvé, et au trépas fort opportun, vient rapidement clôturer l’affaire, une autre affaire suivie par Westerhuizen et Ava, celle de « creepervidéos », une fuite de flux de données personnelles, certaines criminelles, d’autre banales, les y ramène fort opportunément.
Un roman dense et complexe, donc, mais aussi tendu et inquiétant, malgré ici et là de petites pincées d’humour. Une anticipation qui fait frémir, et si l’on pense tout d’abord, dans la reconstitution de la scène du crime à l’aide de données visuelles, à celle de l’enquêteur Sidney Hurst à l’aide d’un maillage citadin de capteurs dans « La Grande Route du Nord » de Peter F. Hamilton, l’influence ouvertement revendiquée de « Drone Land » est celle du « Neuromancien » et des autres œuvres de William Gibson, avec ses univers virtuels, ses lunettes-lentilles captant des flux énormes d’images et de données, et bien d’autres références qui n’échapperont pas au lecteur.
Si l’on devait faire un seul reproche à « Drone Land », ce serait peut-être un petit goût de déjà-vu, à vrai dire passager, lorsque Westerhuizen se trouve seul contre tous, et, démis de l’enquête, fugitif, traqué à son tour, s’acharne, tandis que l’action s’accélère selon une mode plus cinématographique que littéraire. Fort heureusement l’intrigue rebondit très vite vers des développements plus vastes et plus ambitieux que la simple pyrotechnie, permettant à « Drone Land » de soulever toute une série de problèmes éthiques, philosophiques, moraux et juridiques de première importance.
Dans un monde où la vérité, et les individus eux-mêmes, sont réduits à leurs traces dans le monde informatique qui constituent un formidable brouillard probabiliste, dans un futur proche où les données individuelles sont, pour chacun, recueillies en nombre tel qu’elles permettent aux ordinateurs non seulement de dresser des portraits et profils d’une précision jamais atteinte, et aussi de prédire les comportements – et donc les délits et les crimes – avec une fiabilité non pas absolue, mais presque, devient-il licite d’emprisonner, voire de faire disparaître ces individus à titre préventif ? Et ne rien faire, n’est-ce pas laisser les crimes advenir ? Si l’idée a déjà été développée antérieurement (souvenons-nous par exemple du métrage « Minority Report » de Steven Spielberg, d’après une nouvelle de Philip K. Dick), elle prend ici une dimension toute particulière dans la mesure où elle ne semble pas du tout éloignée des possibles.
Autres problème éthique, et, à notre sens, jamais encore envisagé sous cette forme, est cette capacité pour un tiers de s’immerger sous forme de fantôme dans la reconstitution perpétuelle du flux de données et, dans ce « mirrorspace » surpuissant, de se déplacer à sa guise, de s’insérer dans les sphères privées, de se déplacer en temps réel, et en toute discrétion, dans les domiciles et les existences des individus. Des possibilités qui donnent le vertige, d’autant qu’en parallèle, dans le monde réel, sous forme de microdrones invisibles, des artefacts technologiques pourraient donner à de tels fantômes de véritables possibilités d’action. Un rêve absolu, et pas seulement pour les criminels et les états totalitaires.
Dans ce roman dense et profus, bien d’autres thématiques sont évoquées par l’auteur, que nous ne listerons pas ici. Signalons toutefois, subtilement amenée par Hillenbrand, la possible l’émergence, à partir du golem de silice, d’une véritable intelligence autonome, imprédictible pour les humains, cette véritable intelligence que bien des spécialistes en informatique proclament encore parfaitement impossible, et qui dans ce monde étonnamment proche ne semble pas vraiment éloignée. Un passage de l’objet, de l’outil, au sujet à part entière qui pourrait bien se faire en douceur, sans que nul ne s’en rende compte, et qui n’en est que plus inquiétant.
On l’aura compris : « Drone Land » est un roman qu’il faut lire. Sa force particulière tient au fait qu’il se déroule dans un futur très proche, dans une Europe en train de se déliter (dans ce roman écrit en 2014, le Brexit a été très justement anticipé), une situation que même les plus optimistes seront bien obligés de considérer comme tout à fait vraisemblable. Dans ce monde à venir, Tom Hillenbrand intègre avec talent une technologie qui n’apparaît jamais comme un gadget mais bien comme une véritable toile de fond, poursuivant comme naturellement ce mouvement de l’évolution techno-industrielle – les téléphones et ordinateurs devenus part entière de nos existences – auquel nous sommes à chaque instant soumis. Sans jamais créer de hiatus, avec une pleine et entière vraisemblance, « Drone Land » nous confronte à ce qui nous attend dans les années à venir. Ce n’est pas seulement la frontière entre réel et virtuel qui vole en éclats : celle qui séparait autrefois polar et anticipation est en train de s’amincir un peu plus chaque jour, et « Drone Land » en est un des exemples les plus démonstratifs et les plus réussis.
Titre : Drone Land (Drohnenland, 2014)
Auteur : Tom Hillenbrand
Traduction l’allemand : Pierre Malherbet
Couverture : ADGP
Éditeur : Piranha
Collection : Black Piranha
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 316
Format (en cm) : 14 x 22
Dépôt légal : janvier 2017
ISBN : 9782371190528
Prix : 19,50 €
Les éditions Piranha sur la Yozone :
« Swastika Night » de Catharine Burdekin
« Frankenstein à Bagdad » d’Ahmed Saadawi
« Accelerando » de Charles Stross