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Swastika night
Katharine Burdekin
Piranha, collection Incertain futur, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), politique fiction, 232 pages, octobre 2016, 17,90€


« Nous voulions seulement vous imposer notre philosophie et vous convaincre de notre infériorité. Si notre sang et notre langage sont sacrés, ce n’est pas pour que n’importe quel petit Russe, Italien ou Anglais puisse faire de l’allemand sa culture de naissance. Aucun de vous n’a le droit de parler allemand ; vous ne devez l’apprendre que pour vous faciliter l’existence. »

Le Saint Empire germanique en l’année 720 du Seigneur Hitler. Plusieurs siècles après la défaite des Alliés, les Allemands, en équilibre fragile avec les Japonais, règnent sur la moitié de la planète. Dans cet hémi-monde monde futur, qui, sur le plan technologique, semble avoir assez peu évolué, tout semble figé dans une régression effroyable. Hitler a été déifié, nazis et chevaliers gouvernent, les non-allemands ne sont que des races inférieures, et les femmes, même en Allemagne, ne valent guère mieux que du bétail.

« Donc, si l’Allemand est vraiment une forme de vie à part, d’une espèce singulière, il peut toujours se sentir supérieur ; cela ne m’empêche pas d’en faire autant. »

Plus d’espoir, donc ? Ce serait ne pas tenir compte d’une poignée d’individus qui pourraient bien faire rejaillir la lumière. À commencer par Alfred, un mécanicien anglais employé par l’aviation nazie, qui annonce tout de go à son ami Hermann qu’il va mettre fin au Saint Empire germanique. Hermann, soldat et agriculteur assez rustaud, ne parvient pas à comprendre s’il s’agit ou non d’une simple plaisanterie – mais il est fasciné par l’intelligence de l’Anglais, une intelligence et une classe dont il ne parvient pas à s’expliquer comment elles ont pu naître chez un individu d’une race assurément sous-douée.

Malgré l’arrière-fond effrayant de cet univers futur, le début de ce roman apparaît presque doux avec ce personnage d’Alfred, qui a indubitablement quelque chose de chestertonien dans son attitude. Posé, flegmatique, désinvolte, porteur d’un projet fou, impossible, à l’évidence irréalisable, qui au mieux apparaît comme la simple divagation d’un poète ou d’un lunatique, Alfred semble en effet se diriger à grand pas vers le peloton d’exécution le plus proche. Pourtant, les circonstances vont lui permettre de survivre un moment encore.

« La religion et la morale allemande – tout ce qui constitue notre philosophie – , cela se mettra à vaciller. Car c’est une charogne dont la puanteur commence à filtrer.  »

Hasard ou destin, Alfred deviendra le confident du chevalier von Hess, héritier d’une longue lignée d’excentriques vivant depuis toujours aux marges du pouvoir nazi. Et pour cause : de père en fils, depuis près de sept siècles, ces chevaliers se transmettent un terrible secret. Une photographie sur laquelle Hitler, le Dieu Hitler, n’est pas un géant blond. Pire encore, sur laquelle il apparaît en compagnie d’une femme qui est autre chose qu’une créature amorphe dans un tas de chiffons.

« Comme il n’y avait pas assez d’Allemands dotés des compétences nécessaires pour occuper tous les postes des techniciens de l’Empire, il fallait donc enseigner la lecture à quelques représentants des races assujetties. Il n’y avait pas grand-chose à lire, hormis les manuels techniques et la Bible Hitler.  »

Les Allemands, pour mieux assujettir ceux qu’ils considèrent comme les autres races, ont détruit, détruit encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien des civilisations et des autres empires. Ainsi, par exemple, n’ont-ils laissé aux anglais que le site de Stonehenge, « pour souligner l’obscurité de leurs origines tribales ». On s’en doute : les livres ont disparu. Leur importance demeure néanmoins capitale, et l’on ne s’étonnera pas de voir le roman tourner autour de trois d’entre eux : la Bible Hitler, le Livre de Hess, écrit par un des ancêtres du chevalier, qui a tenté de conserver, avant que témoignages et reliques ne soient détruits, tout ce qu’il savait de l’Histoire, et enfin le Livre de Wied, ouvrage d’un nazi ayant avec prôné avec succès la destruction intégrale de tout ce qui avait trait au passé non nazi. Un livre de Wied qui, par définition, ne pouvait lui aussi que finir en autodafé dans la mesure où il était preuve de l’existence de civilisations antérieures, et qui apparaît comme le symbole d’un pouvoir qui ne peut que finir par se détruire lui-même.

« Il savait que les Allemands, dans leur folie, étaient en train de commettre un très grand crime contre l’humanité en détruisant l’Histoire. Mais jamais il n’attribue cette folie au militarisme et à l’esprit de conquête, les estimant intrinsèquement nuisibles. Il parle à un moment de tendance à la lâcheté morale, d’une perte de repères spirituels. »

Disons le sans fard : il y a plus d’un passage bouleversant dans ce roman de Katharine Burdekin. Bouleversant, parce que dans ce nouvel âge des ténèbres, décrit en une époque où l’on vit dans un mensonge et une ignominie perpétuelles, les discussions du chevalier von Hess et de l’Anglais apparaissent comme des tâtonnements moraux dans la noirceur, et tous deux, à plus d’une reprise, profèrent dans ces ébauches de réflexions bien des affirmations qui en nos temps de censure et de politiquement correct ne manqueraient pas de les faire clouer au pilori. Des chapitres entiers qui mériteraient aujourd’hui d’être étudiés en classe pour faire comprendre les dérives trop acceptées du présent, ou les incohérences qui devraient sauter aux yeux et ne sont jamais vues par personne. Ainsi ce très beau chapitre sur la musique, où la sensibilité du chevalier le conduit à accepter, du bout de lèvres, le fait que toutes les mélodies ne soient pas d’origine allemande, et à reconnaître que l’opéra était fait pour la voix des femmes – ces femmes qui ne sont plus des êtres humains.

«  Elles n’étaient pas plus conscientes de l’ennui, de la privation de liberté, de l’humiliation que des vaches aux champs. Elles étaient trop bêtes pour être perturbées par quoi que ce soit. »

Bouleversante encore, cette mise en scène de la condition quasi-animale des femmes, tenues à l’écart dans des enclos grillagés, une mise en scène d’autant plus efficace qu’elle est faite sans excès, sans pathos, dans une normalité qui choque bien plus que toute description appuyée. Il y a, au chapitre huit, une scène particulièrement émouvante où l’Anglais, reconnaissant que les femmes sont peut-être autre chose que ce à quoi l’Histoire les a reléguées, semble se prendre d’affection pour sa nouvelle-née, une affection que même sa propre mère ne comprend pas – une lueur de bonté avant une fin à la fois tragique et porteuse d’espoir.

« L’Acte de foi est le ciment de notre immense empire depuis plus de six cents ans. Une absurdité qui résiste à ce point au temps finit par avoir du sens. »

« Timeo hominem unius libri  », écrivait Thomas d’Aquin – là est le point nodal de « Swastika night  », et peu importe que ce seul livre soit la Bible Hitler ou tout autre traité religieux ou politique. On trouvera dans «  Swastika night », que les éditions Piranha ont eu l’excellente idée de proposer aux lecteurs français, plus d’une thématique intemporelle. Les totalitarismes définis par la négation et l’effacement de tout ce qui les a précédés, mais aussi, et surtout, la difficile reconquête de la mémoire, la redécouverte du passé, l’espoir de voir un jour renaître des acquis perdus.

C’est pourquoi, même si l’ouvrage est fort utilement complété par une postface de Bernard Campeis consacrée aux uchronies mettant en scène la victoire des Allemands lors de la seconde guerre mondiale, nous rapprocherions plutôt « Swastika night » d’autres classiques du genre comme le fameux « Cantique pour Leibowicz » de Walter Miller, qui, écrit plus de vingt ans après le roman de Burdekin, et donc après la victoire des Alliés, imaginait la destruction de toute culture et de toute civilisation non pas par le troisième Reich, mais par le feu nucléaire. Certains pourraient même, sur ce thème de la disparition des civilisations et de l’étincelle pouvant conduire à leur renaissance, considérer «  Swastika Night  » comme nettement supérieur. Moins grinçant mais plus âpre, et surtout infiniment plus noir, «  Swastika Night  », n’est pas – mais faut-il s’en étonner ? – sans trouver des échos dans les dérives totalitaristes ou intégristes contemporaines. En à peine plus de deux cents pages très denses, avec la force particulière de la concision,«  Swastika Night  », que les éditions Piranha ont eu l’heureuse idée de mettre à la disposition des lecteurs français, émeut, interpelle, et nous rappelle que les ténèbres sont et seront toujours là, tout près, très exactement à nos portes.

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Titre : Swastika night (Swastika night, 1937)
Auteur : Katharine Burdekin
Traduction l’anglais (Grande-Bretagne) : Anne-Sylvie Homassel
Couverture : ADGP
Éditeur : Piranha
Collection : Incertain futur
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 238
Format (en cm) : 13 x 20
Dépôt légal : octobre 2016
ISBN : 9782371190528
Prix : 17,90 €

Les éditions Piranha sur la Yozone :

- « Accelerando » de Charles Stross
- « Frankensteinn à Bagdad » d’Ahmed Saadawi


Hilaire Alrune
15 décembre 2016


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