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Zen dans l’art de l’écriture (Le)
Ray Bradbury
Antigone 14 éditions, traduit de l’anglais (États-Unis), essai, 205 pages, novembre 2016, 16€

Quel rapport entre les « Propos sur les lettres » de Joseph Conrad, le « Journal » de Flaubert, les « Lettres à un jeune poète » de Rilke, les « Leçons américaines » d’Italo Calvino, « The Spooky art » de Mailer, les « Moving Targets » de Margaret Atwood et enfin « Zen in the art of writing » de Ray Bradbury ? Trois points communs : de grands auteurs, le thème de l’écriture, et l’appartenance à une même liste proposée par Martin Page dans son « Manuel d’écriture et de survie ». Les trois derniers titres n’ayant pas été traduits à ce jour, les lecteurs non anglophones pouvaient se sentir quelque peu frustrés, tout particulièrement au sein du très vaste lectorat français de Ray Bradbury. Une frustration qui disparaît aujourd’hui grâce à l’initiative des éditions Antigone14, qui proposent enfin la traduction de ces textes initialement rassemblées en volume en langue anglaise en 1990.



On ne présente plus Ray Bradbury, auteur inimitable et jamais imité, créateur d’ouvrages légendaires tels que « Fahrenheit 451 », « L’Homme illustré », les « Chroniques Martiennes » ou encore « La Foire des ténèbres ». Qu’elles relèvent de la science-fiction atypique, du fantastique, du policier, de l’épouvante psychologique ou du merveilleux, ou qu’elles soient désignées par mille et une autres étiquettes encore, les nouvelles de Ray Bradbury composent une œuvre étonnante et fondamentalement inclassable. Souvent proches de la fable, ses récits ont parfois des accents intemporels, et sont largement reconnus bien au-delà des cercles des fictions dites de genre. Auteur de romans, de nouvelles, de scénarii et de pièces de théâtre, Ray Bradbury, au fil d’une très longue carrière, s’est taillé dans la littérature du vingtième siècle une place résolument à part. Mais comment diable a-t-il pu s’y prendre ? C’est à cette question qu’essayent de répondre ces onze textes, tous publiés entre 1961 et 1990.

La préface, intitulée “Comment escalader l’arbre de la vie, vous jeter la pierre à vous-même, et redescendre sans vous rompre les os ni l’esprit” donne d’emblée le ton bradburyen : courte, enthousiaste, imagée, bondissante. Comment trouver sa voie sans s’occuper du regard des autres pour un enfant que sa passion pour le personnage de fiction Buck Rogers fait regarder de travers par ses petits camarades, jusqu’à devenir un véritable écrivain (ravi de se définir en deux phrases (“ Chaque matin, je saute hors du lit et je marche sur une mine. La mine, c’est moi” ), en passant par un besoin fondamental, viscéral, d’écrire non seulement pour survivre, mais tout simplement pour vivre ?

Rien d’étonnant donc que le second texte soit intitulé “Le Bonheur d’écrire”, de très belles pages que nous ne déflorerons pas ici, mais qui donnent plus d’une clef pour les aspirants à l’écriture – et, qui plus est, plus d’une clef inattendue. Même tonalité avec “Courir vite et puis ne plus bouger” qui, tout en revenant constamment sur des images, sur des mots, sur l’enfance, décrit les longues difficultés et les premières réussites de Bradbury – un texte qui est en lui-même un véritable récit.

Texte magnifique encore avec “Comment apprivoiser et nourrir une muse”, une quinzaine de pages dans lesquelles on peut trouver beaucoup à retenir. Une muse qui serait la résultante d’expériences individuelles tout d’abord, de lectures ensuite. Une muse qui, bien loin d’apparaître par magie, se compose, se construit, avec patience, avec méthode, avec travail : “La Muse doit ressembler à quelque chose. Il vous faudra écrire un millier de mots par jour pendant vingt ou trente ans pour tenter de la façonner (…)” . Mais qui en vaut bien la peine, car vient un jour où elle se révèle : “À un certain moment, la mèche, qui jusque-là crachotait péniblement, s’enflamme, et le feu d’artifice commence.

Conduite en état d’ivresse… au guidon d’une bicyclette” est lui aussi, dans la même veine, un de ces textes que seul Bradbury pouvait écrire, et à travers lequel on distingue un mélange de labeur et de bonheur perpétuels. Série de souvenirs, série de révélations et d’inspirations (pour l’auteur comme pour le lecteur) ayant chacune conduit à la naissance subite d’une nouvelle, ce texte est l’occasion de mieux comprendre l’état d’esprit de l’auteur ( “Voilà comme j’ai vécu ma vie. En état d’ivresse…” , de goûter avec lui son parcours (« Le trajet ? Un parfait mélange de terreur et d’euphorie ») et d’apprécier son sens de la formule : “Des histoires qui contiennent pour moitié les vérités damnatrices que j’entrevoyais à minuit, et pour moitié les vérités rédemptrices qui me revenaient le midi suivant.

« Fahrenheit 451 » : ce sont sans doute les deux mots qui sont prononcés les premiers dès que l’on évoque le nom de Ray Bradbury. Comment a pu naître un tel classique ? Le secret est enfin révélé : dans des machines (à écrire) à sous, dans les sous-sols de la bibliothèque de l’université de Californie, à Los Angeles. “ Pour quelques piécettes : Fahrenheit 451” est un texte à la fois court et jubilatoire dans lequel l’auteur convoque, une fois encore, ses personnages mythiques.

« Le Vin de l’été », publié en France chez Denoël en 1977, réédité chez 10-18 en 1996, est un ouvrage d’une poésie sans fin. Il n’est donc pas étonnant qu’ “Un aperçu de Byzance : le vin de pissenlit” , consacré à la genèse du « Vin de l’été », soit lui aussi un texte magnifique où il est question de souvenirs – souvenirs immédiats ou lointains – de regard – ce regard si particulier de celui qui, même enfant, sait déjà voir partout beauté et poésie – de famille et d’enfance. De très belles pages contenant, qui plus est, un long poème de l’auteur.

Plus anecdotique est “Sur les épaules des géants”, dans lequel l’auteur explique comment les littératures de genre ont conquis les cerveaux des adultes à rebours, par l’intermédiaire des plus jeunes, en une sorte d’évolution à l’envers.

_ Si l’on a parfois l’impression, en lisant les préfaces aux derniers volumes de Ray Bradbury, que l’écrivain est assez content de lui – ne jetons pas la pierre, on le serait à moins – y compris pour des textes très mineurs dans lesquels sa magie légendaire est loin de vraiment fonctionner – , on découvrira dans “La Longue route pour Mars” un auteur plutôt modeste attribuant sa réussite à la perspicacité d’éditeurs et d’agents littéraires lui ayant suggéré de faire des ensembles cohérents avec ses nouvelles. Ainsi ces conseillers seraient-ils à l’origine des « Chroniques martiennes » et de « L’homme illustré ». Une modestie que l’on retrouve ici et là dans le volume, notamment à travers l’insistance que met l’auteur à mentionner de très longues périodes initiales de travail et d’échec, ses mille mots par jour qui durant des années n’ont été rien d’autre que des gammes destinées à finir à la corbeille.

Comme un haïku dans un couloir apparaît” à part dans ce volume. S’il complète utilement les textes voisins dans la mesure où il aborde l’activité de scénariste de l’auteur, il s’agit d’un entretien et non d’une œuvre littéraire. Plus intéressant dans cette mouvance cinéma et théâtre est « L’esprit secret », très beau texte dans lequel Bradbury explique comment, comme par miracle et sans qu’il l’ait voulu, les souvenirs plutôt sinistres de pluie et de grisaille de cette Irlande, où il était allé à contrecœur travailler durant plus d’un semestre à la scénarisation du « Moby Dick » tourné par John Huston, ont fini par donner naissance à des nouvelles et à des pièces de théâtre. “Nous ne sommes jamais absents”, écrit-il, “Nous sommes des coupes qui indéfiniment, tranquillement, se remplissent.

Le Zen dans l’art de l’écriture” , qui donne son nom au recueil, trace pour le candidat écrivain une voie complexe jalonnée par trois déterminants : « Travail », « relaxation » et « ne pas réfléchir ». Une belle explication de texte sur ces trois items éloigne le candidat des sirènes de l’imitation et du commercial, mène à une série de formules à la fois élégantes et pratiques ( “Il n’est pas d’art, noble ou moins noble, qui ne consiste à éliminer le geste inutile au profit de l’expression concise et juste ”), propose d’autres pistes de lecture, et pour finir compose une théorie convaincante.

Le volume s’achève par “… sur la créativité” qui est un recueil de huit textes entre poèmes et prose poétique à travers lesquels on retrouve, sous forme souvent imagée, l’écho des textes précédents, l’écho des ficelles, des recommandations, des voies à suivre ou à ne pas suivre, des théories de l’auteur sur la création.

On l’aura deviné : on est extrêmement loin du simple livre de recettes qui permettrait à tout candidat à l’écriture d’avancer pas à pas jusqu’à devenir capable de mener à bien ses propres projets. Dans le texte intitulé « Le Zen dans l’art de l’écriture », Bradbury, qui précise que sa méthode a fonctionné pour lui, hasarde qu’elle pourrait être utile à des aspirants écrivains qui n’ont pas encore réussi. Rien n’est moins sûr. Ce que Bradbury décrit d’un bout à l’autre de ce volume, c’est ce qui fait que Ray Bradbury est Ray Bradbury : la générosité, l’enthousiasme, l’humanité, l’aptitude à saisir dans la vie de tous les jours le détail qui génère un récit, puis la nuée d’images qui sonnent juste. Ce que promeut Ray Bradbury – et, en ce sens, son titre n’a rien de mensonger – c’est une philosophie, un regard sur le monde, un émerveillement perpétuel, une propension au rêve éveillé, une tendance à la créativité dont on peut aussi penser qu’elles sont plus innées que le fruit d’une patiente construction, plus naturelles que le résultat d’une méthode. Le travail, certes, beaucoup de travail, mais les directions et options proposées par cet auteur inimitable ne sont rien d’autre que des directions et options, et ne garantissent en rien le fait que celui qui les suivra deviendra à son tour un alambic où s’élaboreront et cristalliseront de fabuleuses histoires. Le mystère de Ray Bradbury, de ses mondes fantastiques, de ses planètes poétiques, de ses automnes empreints de magie, c’est aussi le mystère de cette unicité de l’individu que l’auteur décrit et défend à travers ses œuvres.

Complété par une liste des publications originales, un index des œuvres citées et des riches notes du traducteur (une vingtaine de pages), « Le Zen dans l’art de l’écriture », qui manquait à la bibliographie française de Ray Bradbury, constitue une belle initiative de la part des éditions Antigone 14. Une publication passionnante qui, même si elle appartient plus au registre de l’essai qu’à celui de la fiction, devrait intéresser tous les amateurs de cet écrivain à nul autre semblable. On retrouve en effet dans chacun de ces textes la richesse, la lumière, la poésie, l’enthousiasme et l’humanité qui relèvent de la « patte » du maître, et qui métamorphosent ces souvenirs, ces anecdotes et ces épisodes en véritables tableaux, en véritables fables. Pas tout à fait une fiction ? Certes, mais, avec un auteur tel que Ray Bradbury, la naissance des histoires est elle aussi une magnifique histoire.


Titre : Le Zen dans l’art de l’écriture (Zen in the Art of Writing, 1990)
Auteur : Ray Bradbury
- Sommaire :
_« Préface »
« Le bonheur d’écrire »
« Courir vite, et puis ne plus bouger / ou, la chose en haut de l’escalier / ou, nouveaux fantômes pour vieux souvenirs »
« Comment apprivoiser et nourrir une muse »
« Conduite en état d’ivresse… au guidon d’une bicyclette »
« Pour quelques piécettes : Fahrenheit 451 »
« Un aperçu de Byzance : Le vin de pissenlit »
« La longue route pour Mars »
« Sur les épaules des géants »
« L’Esprit secret »
« Comme un haïku dans un couloir »
« Le Zen dans l’art de l’écriture »
« … sur la créativité »
« Remerciements »
« Index des œuvres citées »
« Notes du traducteur »
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Bertrand Augier
Couverture : Paint Splash
Éditeur : Antigone 14 éditions, 2016)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 205
Format (en cm) : 14 x 21
Dépôt légal : novembre 2016
ISBN : 9782373330367
Prix : 16 €


Ray Bradbury sur la Yozone :
- « La Foire des ténèbres »
- « Un Remède à la mélancolie »

L’écriture sur la Yozone :
- « Ecrivez un roman en moins de trente jours » par Chris Baty


Hilaire Alrune
23 octobre 2016


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