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Blackout Baby
Michel Moatti
10-18, n°5057, thriller, 427 pages, avril 2016, 8,10€

De Michel Moatti, nous avions précédemment chroniqué l’excellent « Retour à Whitechapel », en même temps fiction et reconstitution historique, servi par une prose irréprochable et un sens des ambiances peu commun. Après une telle réussite, la tentation de reprendre le personnage principal, l’infirmière Amélia Pritlowe, ainsi que le contexte historique de sa précédente enquête (qui se déroulait sur la fin de la vie de Jack the Ripper, durant le blitz londonien) était grande, d’autant plus qu’un autre tueur, moins connu mais non moins épouvantable, fit réellement des siennes à Londres durant cette période.



L’intrigue reprend en effet, entre le 8 février et le 29 juin 1942, la traque et les agissements d’un tueur en série ayant mis à mal plusieurs femmes durant le blitz londonien, profitant du chaos, du couvre-feu et du caractère isolé de certains abris pour assassiner et mutiler ses victimes. Tout comme durant l’affaire de Jack L’Éventreur, des décennies auparavant, cette série de crimes affreux défraya la chronique, la presse et la population reprochant à la police son manque d’efficacité de la police, et suscita également d’autres problèmes, certaines femmes refusant de gagner les abris durant les bombardements de peur d’y être assassinées.

C’est à partir de ces faits authentiques que Michel Moatti remet en scène Amélia Pritlowe, héroïne de son précédent roman, «  Retour à Whitechapel », contactée par l’inspecteur en retraite Walter Dew (lequel, dans la réalité, échoua quelques décennies auparavant à identifier Jack L’Éventreur mais parvint à capturer un autre fameux tueur en série.) Dew a compris, ou deviné, qu’Amélia Pritlowe avait d’une manière ou d’une autre mis fin à la traque de Jack l’Éventreur et qu’elle était la fille de Mary Reilly, l’une des victimes de ce monstre. Conscient de sa perspicacité toute particulière, il cherche à la recruter pour venir à bout du criminel contemporain que la presse a d’abord nommé le « Blackout Killer », puis le « Blackout Ripper ».

« Elle-même ne regardait plus rien, si ce n’est, à travers ses larmes, des fantômes en blouse blanche évoluer, à très grande distance semblait-il, entre des lits qui ressemblaient à des tombes. »

Pour Amélia Pritlowe, qui n’a pas vraiment froid aux yeux – elle a été infirmière sur le front de la première guerre mondiale et l’est toujours durant ce fameux Blitz –, c’est un peu un cauchemar qui recommence. En mettant fin à l’enquête précitée, elle croyait en avoir fini avec les ombres du passé. Mais dans cette nouvelle enquête, ce sont de bien étranges ombres qui se profilent, comme si Jack l’Éventreur, d’une manière ou d’une autre, était de retour.

« Nous sommes arrivés aujourd’hui exactement dans cet endroit que nous désignait l’inconnu qui a signé en 1888 pour Jack L’Éventreur : en enfer ! »

Les ombres du passé – comme si les destructions du blitz, les morts, les blessés et les bombardements perpétuels ne suffisaient pas – n’en finissent pas planer dans ce roman, qui effectue plus d’un parallèle avec les horreurs de l’époque victorienne. « La guerre », écrit l’auteur, « avait ajouté une couche de terreur et de détresse à une existence qui n’avait été jusque-là que miséreuse et incertaine. » C’est en effet l’exploitation des enfants pauvres dans les ateliers qui resurgit lors d’une scène dramatique. Les conditions réunies pour une nouvelle apparition de Jack the Ripper sont toujours là : non pas la guerre mondiale, mais une société qui s’appuie toujours sur ses pauvres, et néglige de manière abominable jusqu’à ceux qui s’en vont combattre pour elle. Les réflexions de l’assassin lui-même, notant que l’on n’a prévu nulle voie de sortie pour certains membres d’équipage des bombardiers, condamnés à brûler dans le fuselage des appareils en cas de sinistre, n’en sont qu’un témoignage supplémentaire.

« Ceux qui passent, la nuit, dans les rues éclairées de loin en loin par des lampadaires aux lueurs rouges le savent ou s’en doutent : le crime aime ces lumières sales et ces ombres. Elles sont propices aux guets, aux pièges et aux embuscades. Le meurtre prospère dans le clair-obscur. »

On retrouve dans « Blackout Baby » le même sens du détail que dans « Retour à Whitechapel  », avec des descriptions extrêmement précises que l’on devine effectuées d’après des documents d’époque, et qui concourent, tout comme cela était déjà le cas dans le précédent roman, à la création d’ambiances extrêmement bien rendues. Que ce soit les salons privés, dans la vie quotidienne, dans la description des petits groupes de volontaires du service civique réunis dans les rues durant le couvre-feu, les atmosphères sont en effet parfaitement rendues. Sans compter, en suivant les trames narratives déjà employées par Michel Moatti, les déambulations du tueur lui-même. L’écriture particulièrement soignée participe à la création de ces ambiances, une écriture dont on a un bon échantillon dès les très belles premières pages, « Les nonnes voilées », trois femmes mystérieuses qui arpentent Londres et qui réapparaîtront, fugaces, passagères, parfois simplement mentionnées, aux dates du 16 février, 17 février, 9 février, et 22 février – une jolie trouvaille et une utilisation toute en finesse, d’autres ombres encore planant sur un roman qui n’en est pas précisément dépourvu.

« Elle s’échauffait, aux lisières du réveil, imaginant mille monstruosités entre la vie et la mort. »

Le seul reproche que l’on pourrait faire à Michel Moatti est le caractère trop ouvertement et démonstratif des dialogues entre Amélia Pritlowe et l’inspecteur Walter Dew. La psychologie en même temps lourde et quelque peu simpliste tourne à la caricature involontaire et dessert par moments un roman qui est par souvent plus subtil, comme si l’auteur avait voulu forcer le trait alors qu’il n’en était nul besoin.

« Ce que les imbéciles nomment sorcellerie n’est qu’un écho des forces et des usages anciens, du temps d’avant les Dieux. Ces forces sont restées en suspension, en attente. Elles nous visitent, parfois, elles nous happent et nous parlent. »

A l’inverse, si le lecteur éprouve un soupçon d’angoisse lorsqu’il voit entrer dans la danse le très fameux et très trouble Aleister Crowley, et se demande si dès lors le roman ne va pas basculer dans le thriller mystico-ésotérique fort en vogue, ses craintes ne seront pas fondées. En effet, c’est tout en finesse que ce personnage apparaît, et qu’il se révèle comme un des ressorts majeurs – mais involontaire – de l’intrigue. Ses apparitions sur la fin de son existence, en tant que personnage distant, fatigué, ambigu mais toujours perspicace, apparaissent en effet pleinement réussies.

En mêlant les éléments historiques et la fiction, dans ce roman à la fois dense et prenant, Michel Moatti complète les ombres visibles du passé avec d’autres ombres encore. « La littérature  », explique-t-il dans une postface faisant la part des éléments historiques et des ajouts fictionnels, « ne prête pas seulement une oreille indulgente aux fantômes. Elle traduit leurs complaintes et habille les failles de leur histoire. »

Titre : Blackout Baby
Auteur : Michel Moatti
Couverture : Nicolas Galy
Éditeur : 10-18 (édition originale : Hervé Chopin éditions, 2014)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 5057
Pages : 427
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : avril 2016
ISBN : 9782264066794
Prix : 8,10 €



Michel Moatti sur la Yozone :
- « Retour à Whitechapel »

Londres durant le Blitz sur la Yozone :

- « Blackout » par Connie Willis


Hilaire Alrune
5 juin 2016


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