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Il est Difficile d’être un Dieu
Arkadi & Boris Strougatski
Gallimard, Folio SF, n°506, traduit du russe, 289 pages, janvier 2015, 7,50€

La Terre a beaucoup changé. On a trouvé une autre planète, habitée, mais à la société moins avancée. Des historiens sont envoyés se mêler à la population pour observer, orienter. Mais sans intervenir directement.
Anton est donc devenu don Roumata, noble d’une province impériale venu s’installer au royaume d’Arkanar, qu’on espère voir bientôt devenir une monarchie absolue et éclairée. Hélas, l’émergence d’un fonctionnaire retors et manipulateur, don Reba, a changé la donne, plongeant le pays dans la terreur des Gris, des troupes plus ou moins régulières, yeux, oreilles et bras de Reba. Sa dernière idée : réduire les intellectuels et les artistes au silence, le plus définitivement possible. Roumata s’efforce d’en sauver quelques-uns, avec discrétion.



Classique vieux d’un demi-siècle, « Il est difficile d’être un dieu » mélange science-fiction et dark-fantasy en plongeant son héros, un Terrien d’une époque future, dans une société médiévale qui semble amalgamer toute la noirceur dont l’Homme est capable envers son prochain. Si l’objectif des Terriens, avec leur propre expérience historique, est d’épargner ou de réduire au minimum cet Âge Sombre, ils refusent d’agir directement, au nom des peuples à disposer d’eux-mêmes, et se contentent d’influencer. Roumata essaie par exemple d’instaurer quelques notions d’hygiène corporelle (on part de loin) et la mode des bains, au moins parmi la noblesse.
Rencontrant parfois d’autres infiltrés, il leur fait part de ses craintes vis-à-vis de don Reba, qui s’éloigne du modèle des Richelieu et Mazarin qu’on aimerait lui voir imiter. Faute de pouvoir intervenir, il s’efforce de sauver savants, artistes et intellectuels de l’holocauste. A l’occasion d’une crise de goutte du roi, un pantin, il pense pouvoir renverser la situation et mettre à bas le dictateur. Mais don Reba s’avère plus retors que cela... et bien plus fin comploteur. Néanmoins, la situation échappe à tous, alors que Roumata tentait d’organiser les barons pour rééquilibrer les choses.

Visuellement, les quelques images de l’adaptation, en noir et blanc, d’Alexei Guerman, en 2013, semblent dans le ton. Arkanar est une cité boueuse, pleine d’ordures, que la pluie désespère de rincer une fois pour toutes. Les pauvres sont légions, la classe moyenne (les « boutiquiers ») est désespérément molle aux yeux de Roumata qui cherche à éveiller chez elle un sentiment révolutionnaire. La noblesse est hautaine, imbue d’elle-même. Les autres dons que fréquente Roumata sont des pitres, des lâches, des girouettes, jouissant au maximum de leur position et de leurs pouvoirs, redoutant la déchéance, qui peut venir d’un simple regard du tout-puissant don Reba. La violence est omniprésente, souvent physique, avec les Gris qui rôdent, rossent, tabassent, traînent en prison, les nobles qui punissent. Tous les éléments d’une dictature sont là, mais Roumata, malgré ses efforts, peine à faire jaillir l’étincelle qui réveillera ce peuple, qui lui fera refuser de plier plus longtemps sous ce joug. “Au fond d’eux, ils ne sont pas prêts...”, réalisera-t-il finalement.

C’est d’autant plus difficile qu’il a les mains liées. Il a beau user des moyens à sa disposition, comme les autres infiltrés (une fortune, un hélicoptère à utiliser avec discrétion, une cotte de mailles impénétrable, des talents d’épéiste hors normes...), il ne peut pas intervenir directement. Cela le démange de tuer Reba, et il sait que cela épargnerait de grandes souffrances à beaucoup de monde. Mais il ne peut pas, il n’a pas le droit. Il faudra que les choses dégénèrent franchement, en le touchant au cœur, pour qu’il s’en affranchisse, comme on s’y attend de la part d’un être humain.

Au-delà donc de cette esthétique trouble et sombre, de ce mélange entre une société féodale déliquescente et de ces personnages venu d’un temps bien plus avancé, avec leurs sciences et leurs technologies, c’est bien la question de l’humanité qui est au cœur du roman. Roumata s’efforce de faire au mieux en respectant les règles, mais il se sent, peu à peu, devenir comme eux à leur contact permanent. Il lui faut une ancre, un îlot de paix, en la personne de Kira, pour ne pas perdre pied. Endoctriné par les meneurs de l’Expérience, il croit naïvement que leur influence discrète à tous suffira. Découvrir que Reba est plus roué que cela, qu’il joue à un autre niveau (genre intrigues à Westeros, pour citer une œuvre postérieure...) lui fait ouvrir les yeux sur l’inutilité du programme terrien. A quoi cela sert d’être un dieu si c’est pour vivre parmi les hommes, sans pouvoir les guider, soulager leur fardeau ? Les frères Strougatski questionnent franchement le rôle du divin, moquant les religions terrestres au nom desquelles ont été (et sont toujours) commises bon nombre d’atrocités, et bien peu d’avancées. Ai-je besoin d’en citer ? Non, merci.

Vieux d’un demi-siècle, et toujours terriblement actuel.

Le roman a déjà été adapté à la fin des années 80, sous le titre « Un dieu rebelle » (avec Jean-Claude Carrière au scénario), introuvable, ainsi qu’en jeu vidéo, « Hard to be a god » (2008), RPG de piètre qualité qui n’aura gardé que l’univers et le côté fantasy.

Les frères Strougatski, Andrezj Sapkowski et son « Sorceleur », plus récemment « Dmitri Glukhovsky »... Les Pays de l’Est européen ont fourni de grandes plumes à l’Imaginaire, et leurs œuvres, marquées par leur Histoire (le communisme, les Soviets, la catastrophe de Tchernobyl...) et leur folklore, recèlent des merveilles d’une sombre beauté.


Titre : Il est difficile d’être un dieu (Trudno byt’ bogom, 1964)
Auteurs : Arkadi & Boris Strougatski
Traduction du russe (Russie) : Bernadette du Crest (éd. 1973), Viktoriya Lajoye (révision 2009)
Couverture : image tirée de l’adaptation au cinéma en 2013 par Alexei Guerman (voir la bande-annonce sur Allociné)
Éditeur : Gallimard (édition originale : Denoël, 1973)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 506
Pages : 289
Format (en cm) : 18 x 11 x 1,5
Dépôt légal : janvier 2015
ISBN : 9782070461677
Prix : 7,50 €



Nicolas Soffray
27 janvier 2016


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