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Sovok
Cédric Ferrand
Les Moutons électriques, la bibliothèque voltaïque, roman (France), 224 pages, février 2015, 19,90€

Imaginez une URSS qui aura survécu, attendant le milieu du XXIe siècle pour se déliter, rongée de l’intérieur par les incursions capitalistes comme par ses propres failles.
Imaginez un bel hiver à Moscou. Un service privé d’ambulances volantes. Toutes les magouilles possibles autour de la santé. Le premier jour d’un petit nouveau, qui ne sera embauché (et payé) que s’il tient le coup une semaine.
Imaginez que la fin de la semaine soit la fin de tout, ou presque.



On connaissait Cédric Ferrand pour la déliquescence magnifique de « Wastburg », de la dark fantasy torturée, triturée, d’une noirceur à l’égale de l’humanité qui s’en dégageait. J’ai presque envie de dire qu’il continue sur son terrain de prédilection.

Certes, on est là dans une uchronie, avec une URSS encore debout (mais très vacillante), des véhicules volants (pas de première jeunesse), mais encore un ennemi implacable aux portes (la culture capitaliste) et des personnages qui tentent de s’en sortir, jour après jour, pas forcément dans l’honneur, mais le ventre plein et c’est déjà pas mal.
Si « Wastburg » était un roman « à facettes », « Sovok » se concentre sur les trois occupants de l’ambulance classe Jigouli pas de première jeunesse : Vinkenti, représentant du personnel, vaguement délégué syndical en l’absence de syndicat, grande gueule toujours prêt à changer de bord comme de rester bien au chaud dans son véhicule pendant que les autres descendent bosser. Chauffeur émérite, pilote à la délicatesse inversement proportionnelle à son embonpoint, c’est le type même du bon copain envahissant, de celui que vous ne voudriez pas voir trop souvent, qui se mêle des affaires des autres, qui a tout vu et tout fait, bref un survivant dans cette URSS en chute libre.
Le binôme ambulancier est complété par Manya, médecin au placard qui a depuis longtemps commencé à renoncer devant le manque de moyens et les talents évidents d’autodestruction de ses contemporains. Irascible et sèche, elle n’est plus qu’une coquille, à force de se blinder contre tout, et de bosser avec Vinkenti.
Et entre eux deux, qui s’échangent des gentillesses comme un vieux couple, débarque Méhoudar, vaguement juif, vaguement russe, attiré à Moscou depuis sa lointaine république satellite par l’envie de manger à sa faim. Saoul, le patron de Blijni, l’a déjà roulé : il va bosser une semaine bénévolement, « à titre de période d’essai » et « pour voir s’il tient le coup » tandis que les deux vieux briscards lui apprendront le métier, d’accords ou pas. Il va déjà devoir gagner leur confiance, éventuellement leur respect. Enfin, supporter leur bizutage, entre mépris et blagues douteuses.

« Sovok » se déroule sur une semaine, cinq nuits d’intervention, durant lesquelles Méhoudar va découvrir bien pire que ce qu’il pouvait imaginer : dans cette Russie menacée par le capitalisme, tous les moyens sont bons pour faire de l’argent, pour en dépenser moins. Les pots-de-vin sont partout, les trafics, petits ou grands, aussi. Un service en vaut un autre, on paie facilement en nature, aliments et surtout boissons alcoolisées, seule monnaie à la valeur encore universelle. Parce que l’avenir est plus qu’incertain.

Politiquement, c’est la débâcle. L’actuel président est aux abonnés absents, la Pravda est de plus en plus contestée, on s’insurge contre les incursions de l’Europe et des sociétés capitalistes. Pour nos acolytes de Blijni, la menace vient de Last Chance : ambulances high-tech flambant neuves, matériel de pointe... Une concurrence déloyale et intenable. Eux ne sont même pas sûrs que Blijni paiera leur salaire. L’ombre plane même que ce roublard de Saoul, qui sent le vent tourner, les ait vendus à l’Ennemi.
Alors quand, en milieu de semaine, ils interviennent sur un accident de circulation et sortent le Président de sa berline défoncée, les choses s’emballent... et feraient passer les problèmes personnels de chacun, comme les activités d’« entremetteuse » de la sœur de Méhoudar ou la tentative de meurtre de Manya sur son infidèle de mari, pour de la petite bière. Hélas, rien n’est sans conséquences, et l’Univers se fera un malin plaisir pour demander des comptes au pire moment.

C’est désespérément noir, comme « Wastburg », mais on ne peut presque pas s’empêcher de rire, quand les pompiers font une petite quête avant d’éteindre l’incendie de qui n’a pas acheté leur calendrier, quand Manya fait monter les enchères auprès des hôpitaux avant de livrer un patient dont l’assurance peut casquer un max pour un truc bénin, et tout autre chantage du quotidien qu’on appelle poliment la vie en collectivité. Il ne faut pas être regardant sur le moyen de paiement : un service, un renvoi d’ascenseur, une bouteille de gnôle maison qui fait aussi antigel, un toit pour la nuit. C’en est presque caricatural, si la réalité des pays de l’ex-Union Soviétique n’était pas si proche de cette fiction.

Cédric Ferrand sait surtout instiller une atmosphère grise et poisseuse dans son roman. Tout se passe de nuit, la blancheur hivernale est balayée par les phares de la Jigouli dans des faubourgs qui subissent de plein fouet les restrictions d’électricité tandis que le centre est illuminé, plus beau qu’en plein jour. Les intérieurs, privés ou publics, oscillent entre le jaune sale et le marronnasse. Tout est vieux, usé, abimé, en phase de décomposition. Même le béton s’effrite, renonce. Et les hommes et femmes qui s’activent la-dedans, n’y peuvent rien. Leurs gesticulations semblent inutiles, voire empirent les choses.
Quand on pense ambulance, on pense urgence, santé, vie ou mort. Les pinailleries des arcanes administratives imposent une lenteur contradictoire, la réalité du terrain fracasse les espoirs de toute façon moribonds. Il se passe une foule de choses durant cette semaine, certes rien qui élève la race humaine. Mais les vies sauvées se comptent sur les doigts d’une main. D’un autre côté, les vrais actes médicaux ne sont pas légion, l’équipe fait plus souvent de la bobologie ou du reboutage. On en vient vite à adopter le dégoût de Manya pour ce qu’elle pratique, et qu’elle peine à appeler de la médecine, faute de matériel, de moyens, de prise en charge, ce sont parfois ses patients qui refusent d’être soignés.

Martin Scorcese avait marqué les esprits avec son film « À tombeau ouvert », avec Nicolas Cage intense dans un de ses rares bons rôles, en ambulancier dépressif, possédé par son sacerdoce, drogué à l’adrénaline, plongeant dans les plus noirs abîmes à chaque échec, à chaque décès. Cédric Ferrand nous offre avec « Sovok » une désacralisation totale de cette image de saint guérisseur. Dans un système gangrené, ses personnages ont baissé les bras, renoncé à d’éventuels idéaux pour faire de leur mieux. Parce qu’ils font partie du système. Parce qu’ils savent qu’il vaut suivre le mouvement que s’y opposer. Parce qu’il faut jouer avec les mêmes règles que les autres pour espérer un jour rafler la mise, aussi faible soit-elle. Faire profil bas, profiter de la moindre petite victoire plutôt que rêver à une grande qui ne viendra jamais.
Car si la fin de semaine voit un grand changement, certaines choses, beaucoup même, demeurent. L’Homme est ainsi fait.

Je ne sais pas à quel genre Cédric Ferrand s’attaquera ensuite. Mais j’ai déjà hâte de le lire. « Sovok » m’a emporté comme l’avait fait « Wastburg », sans savoir où j’allais, découvrant à chaque page, pour mon plus grand bonheur, que le pire n’était jamais certain.


Titre : Sovok
Auteur : Cédric Ferrand
Couverture : Prince Gigi
Éditeur : Les Moutons Électriques
Collection : La bibliothèque voltaïque
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 224
Format (en cm) : 17 x 21
Dépôt légal : février 2015
ISBN : 9782361831943
Prix : 19,90 €



Nicolas Soffray
25 février 2015


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