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Thinking Eternity
Raphaël Granier de Cassagnac
Mnémos, roman (France), science-fiction, 237 pages, août 2014, 19€

Intelligences artificielles, biotechnologies, univers des réseaux : un futur à frémir



Ces éléments semblaient prometteurs, mais les deux premiers tiers du roman laissent le lecteur sur sa faim. Tout d’abord, on reste perplexe sur le choix narratif fait par l’auteur. Utilisant presque uniquement des extraits d’entretiens ou des fragments contés à la première personne par plusieurs individus distincts, Raphaël Granier de Cassagnac semble vouloir éviter à tout prix l’utilisation du narrateur omniscient (à laquelle il cède toutefois à l’occasion d’un bref chapitre intitulé « Time ») pour faire avancer son intrigue. Le procédé, hélas, montre très vite ses limites. Outre qu’il est difficile de recréer un passé fondateur en n’utilisant que le présent, cette narration séquentielle, morcelée, ne tarde pas à faire chuter l’attention du lecteur, sinon même à l’agacer à l’occasion de dialogues manquant de naturel ou lorsque, dans un but d’exposition (procédé assez classique du mauvais thriller), deux personnages s’expliquent l’un à l’autre ce que tous deux connaissent manifestement déjà très bien.

Cette limite est hélas – surtout dans le premier tiers – combinée à un flou artistique considérable et à une incohérence de fond qu’il est difficile de ne pas noter. Car ce fameux « Thinking » qui peu à peu essaime sur la planète (issu d’un Adrian Eckard décrit comme charismatique mais qui, de tout le roman, ne semble guère avoir cette qualité), on ne sait jamais très bien ce que c’est. S’il est un moment décrit comme un enseignement de sciences fondamentales, on n’en saura guère plus. On n’apprendra jamais si cet enseignement dérive du Siècle des Lumières ou d’un positivisme à la Auguste Comte, ni quelles sont les caractéristiques qui lui permettent d’emporter l’adhésion d’individus de tous pays et de toutes cultures. Et l’on doute : faire adhérer à une quelconque doctrine scientifique, cartésienne, des individus qui n’en ont pas l’habitude a tout d’une gageure. Quant à apporter la théorie de l’ADN, comme nous le montre l’auteur, dans des régions reculées de l’Afrique (où d’ailleurs) où des décennies de simple promotion rationnelle de l’hygiène n’ont pas laissé la moindre trace, on ne peut guère qu’en sourire. Et ne parlons pas des enclaves européennes ou nord-américaines, bastions historiques de la science et de la technologie, où les attitudes rationnelles, scientifiques, ne sont pas si répandues que l’on voudrait bien le croire.

Fort heureusement, si ce « Thinking » est prégnant comme toile de fond – avec ses avatars informatiques, Thinkcity, Thinkopedia, Thinko’life et Thinko’sky – et, ici et là, comme l’un des ressorts narratifs de l’histoire, l’auteur aborde de nombreux autres thèmes qui viennent enrichir le roman. Greffons bioinformatiques, réalités virtuelles, développement du Googland, pouvoir des multinationales. Et aussi la fameuse compagnie « Thinking Eternity », qui se présente comme vouée à la protection de la race humaine et au développement de tout ce qui pourrait lui permettre de survire face à tout événement probable et improbable, mais dont les recherches scientifiques secrètes pourraient bien aboutir au but inverse. Et l’on note ici et là plusieurs idées intéressantes : la théorie du « clonage responsable », le paradoxe d’Andreev-Popescu stipulant que le développement du cortex émotionnel dépendant d’organes extra-cérébraux, la reconstitution de configurations neuronales ne saurait aboutir à des simulations de consciences artificielles, la rupture du mur théorique représenté par ce paradoxe, et l’astuce après avoir scindé intelligences artificielles et consciences artificielles, de faire surveiller les secondes par les premières.

La troisième partie, « Mourir », en basculant sur le mode thriller, vient raviver l’intérêt du roman. Si, ici encore, l’on peut faire quelques critiques – certains raccourcis ou déséquilibres, et surtout le fait que les fondateurs du « Thinking », en s’adressant à la planète au sujet de la pandémie en cours, en cédant à la théorie du complot et en ne s’appuyant sur aucune preuve scientifique, fassent exactement ce qui apparaît comme à l’opposé de leurs principes – l’accélération de l’action, des révélations, de la diversité des acteurs (humains ou non) et des sources potentielles de paranoïa, la multiplicité des interprétations possibles donnent rythme et sens au récit. Même si une telle manipulation planétaire, sous l’influence d’intelligences artificielles ou de paranoïdes mégalomanes, apparaît dans les faits assez peu vraisemblable (sinon même sans grande raison), le scénario catastrophe élaboré par Raphaël Granier de Cassagnac fait frémir.

Mêlant, dans un contexte moderne, des thématiques classiques et relevant pour certaines de l’âge d’or du genre (la crainte des intelligences artificielles) et des éléments plus modernes, voir cyberpunk (les biotechnologies, l’omniprésence des réseaux de communication, la recréation numérique des individus) « Thinking Eternity » apparaît donc comme un roman aux multiples influences, pas toujours convaincant mais néanmoins ambitieux. On retrouvera l’univers de « Thinking Eternity » dans un autre roman de l’auteur, « Eternity Incorporated », ainsi que sur le site « Eternity Incorporated »


Titre : Thinking Eternity
Auteur : Raphaël Granier de Cassagnac
Couverture : Atelier Octobre Rouge
Éditeur : Mnémos
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 237
Format (en cm) : 15,5 x 23,5 x 2
Dépôt légal : août 2014
ISBN : 9782354082727
Prix : 19 €



Hilaire Alrune
8 décembre 2014


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