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Nuit a dévoré le monde (La)
Pit Agarmen
J’ai Lu, n°18080, fantastique / littérature générale, 189 pages, juillet 2014, 6,50€

Oubliés les héros qui seuls survivent aux zombies. Sous la plume de Pit Agarmen, alias Martin Page, le survivant n’a pas vraiment le profil. Auteur de romans à l’eau de rose, passablement inadapté, usant et abusant de l’alcool pour traiter la solitude, l’isolement social, la pauvreté, l’absence de reconnaissance. Pas le profil, vraiment ? Les prétendus perdants ont parfois des ressources cachées, et, en effet, le narrateur n’en manque pas. Notre écrivain raté était à vrai dire prêt depuis longtemps. « Avec ce que me rapportaient mes droits d’auteur  », écrit-il, « je me suis habitué à vivre sans chauffage, à faire des stocks de nourriture, à m’accrocher à la vie avec détermination. » Prêt matériellement, mais, ce qui a tout autant d’importance, prêt psychologiquement : « J’ai toujours su que les gens étaient des monstres. Alors, qu’ils soient aujourd’hui des zombies, ça n’est qu’une confirmation. »



«  C’était un autre monde que le mien. Des quintaux de types et de filles élégants, capables de rire un verre à la main en se faisant croire qu’ils sont du côté du peuple.  »

En effet, y a-t-il meilleure préparation à la survie dans un monde régi par des lois différentes que d’être par nature en contradiction presque totale avec le monde dans lequel l’on vit ? On le devine dès les premières pages : en choisissant narrateur un « looser » et écrivain qui se révélera particulièrement apte à la survie, Pit Agarmen choisit de marcher sur les traces de George A. Romero pour ce qui est d’utiliser les zombies comme miroir de la société. Critique sociologique, donc, mais sous une plume française, on devine que ce sera à la fois plus fin et plus appuyé, plus étudié et plus grinçant – et, au final, comme de juste, encore plus mordant.

«  Ils sont comme les vagues d’une marée maléfique avec son rythme propre, gémissante, hantée par une famine perpétuelle, mordant le vide en attendant une proie.  »

« La nuit a dévoré le monde », c’est aussi, dans un îlot urbain, une véritable robinsonnade. Car par le biais d’un mythe moderne – le zombie – Pit Agarmen ressuscite un vieux classique : celui de l’homme isolé sur une île déserte. Même histoire, et grand classique du récit de survie s’il en est. Environnement naturel remplacé par environnement urbain, recherche d’eau potable et de nourriture – les zombies figurant la mer, les vagues innombrables, le confinement, et pour finir les attaques de sauvages.

«  Le désespoir d’alors était un état de plénitude extatique comparé à ce que je vis aujourd’hui . »

S’il était à sa manière bien plus préparé que les autres, c’est aussi parce qu’il a de l’imagination, confusément, inconsciemment peut-être, su voir les choses venir. «  La haine de l’imagination a un prix : ne pas être capable d’imaginer l’horreur insoupçonnable, c’est contribuer à la catastrophe finale », écrit-il. Bien fait pour ceux qui ont fini à l’état de zombies. Défense de l’imagination, donc, mais aussi de la sensibilité, de la mémoire dans un monde qui s’est laissé détruire, peut-être, parce qu’il cultivait l’amnésie, la cécité, la haine du passé. Car si notre survivant tient le coup, sur le plan psychologique, c’est aussi, et surtout, grâce à sa sensibilité et à sa mémoire : « Je joue de mes souvenirs comme d’un instrument de musique. Ils sont les notes qui anéantissent momentanément les zombies dans mon cerveau. »

«  Oscar Wilde avait raison : la nature imite l’art. La profusion de films et de livres sur les zombies ces dernières années aurait dû nous mettre sur la voie . »

Seul un artiste, d’une certaine manière, pouvait survivre. Seul un artiste, sans doute, méritait de survivre. « Les visages et les corps déformés, saisis dans l’horreur, sont dignes des tableaux classiques », explique-t-il. « Rembrandt et Goya ne sont pas loin. Les œuvres d’art se sont rebellées et ont pris la revanche sur leurs créateurs. » Revanche des œuvres d’art, mais revanche de l’artiste également. Une revanche avec un poil d’amertume – et, comme le veut le genre, un léger soupçon de gore : « C’est avec plaisir que j’abats telle connasse en vêtements chics, tel imbécile dans son costume noir ou de bobo décontracté. Ils sont l’incarnation de deux horreurs : des zombies et de mes ennemis sociaux. »

«  Les zombies viennent terminer la destruction de l’humanité que nous avions commencée avec les guerres, la déforestation, la pollution, les génocides. Ils réalisent notre plus profond désir . »

Tout finira bien (peut-être), pour le héros tout du moins. Et le lecteur aura découvert au passage quelques morceaux d’anthologie, comme celui où le narrateur décide de prendre officiellement contact avec les zombies en serrant la main de l’un d’entre eux (on laissera le lecteur le découvrir : il fallait l’imaginer), ou encore celui où notre écrivain se met en tête de faire la lecture à un zombie.

Initialement publié chez Robert Laffont dans une collection de littérature générale, « La Nuit a dévoré le monde » prend donc ouvertement le contrepied des tendances éditoriales du moment. Alors qu’opportunistes et tâcherons se précipitent sur ce nouveau filon qu’est la « zombie-lit », en passe de bientôt rejoindre la bit-lit et la fantasy dans le registre des littératures de daubes fabriquées à la chaîne, et alors que l’on voit apparaître romans fleuves zombies, séries zombies et trilogies zombies, Pit Agarmen se contente d’un opuscule bref (à peine deux cents pages), riche et dense (tout le contraire des techniques de dilution à la mode), sans dialogues (à l’opposé du tirage-à-la-ligne en vigueur), plein d’esprit, de sagacité, d’ironie. Roman à la fois léger et profond, à la fois bref et dense, à la fois horrifique et plein d’humour, « La Nuit a dévoré le monde » restera sans doute comme un des romans de zombies qu’il faut avoir lu.


Titre : La Nuit a dévoré le monde
Auteur : Pit Agarmen
Couverture : Flamidon
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Robert Laffont, 2012)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 10808
Pages : 189
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : juillet 2014
ISBN : 9782290073193
Prix : 6,50 €



Hilaire Alrune
3 octobre 2014


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