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Mort aura tes yeux (La)
James Sallis
Gallimard, Folio Policier, n°735, traduit de l’anglais (États-Unis), polar, 224 pages, août 2014, 7,60€

Le gouvernement américain a décidé que la seule réponse au terrorisme était la constitution d’un corps d’élite de tueurs professionnels, des agents spéciaux hyper entraînés et au top des techniques d’infiltration, de dissimulation, d’élimination, de combat. David était l’un d’entre eux. Depuis huit ans, il a quitté le service, est devenu sculpteur, et file le parfait amour avec Gabrielle. Mais il est rappelé pour une mission cruciale : il semble que Planchat, le prototype du tueur, le premier à être sorti des mains de Blaise, le formateur légendaire, répondant à un plan connu de lui seul, soit en train d’éliminer toute une série de personnes. Repartant pour un tour de danse, David est donc lancé sur sa piste. À moins que cela ne soit l’inverse. Car il se pourrait bien qu’en temps de paix le gouvernement voie d’un bon œil la disparition d’individus autrefois utiles mais à présent jugés potentiellement dangereux.



«  La mort, mon ami, nous a envoyé une invitation des plus sophistiquées. Je me suis dit que nous ferions peut-être bien d’y répondre ensemble . »

Un tel « pitch » pourrait faire croire au lecteur qu’il s’apprête à plonger dans un thriller pur et dur. Il n’en est rien, et c’est tant mieux. Car on ne trouvera dans « La Mort aura tes yeux » ni suspense, ni ultra-violence, ni intrigue au cordeau. Plutôt le contraire de tout cela, presque le contrepied systématique, un roman lent et poétique dont l’intrigue, les stéréotypes et les situations classiques sont prétextes à interrogations, à méditations, à décalages.

«  Don Quichotte avait au moins ses moulins à vent. Aucun de nous deux ne savait quoi attaquer, ni où . »

David part-il réellement en quête de Planchat, ou au contraire s’enfuit-il en sachant que sa fuite aimantera le tueur ? David cherche-t-il en fait la tierce personne dans l’équation, ou essaie-t-il de semer ceux qui, déjà, il ne sait pourquoi, se sont lancés à ses trousses ? Un homme venu vous tuer la nuit dans votre planque et qui, pris par surprise, repart sans combattre après quelques échanges mi-philosophiques mi-surréalistes, un sniper qui loge trois balles en trèfle dans la portière de votre automobile juste histoire de signaler sa présence, des personnes qui suivent la même route et se manifestent de manière appuyée ou ténue, dont on ignore s’ils vous poursuivent pour se venger, pour vous remercier, ou simplement pour boire un café, d’autres encore dont vous ne parvenez pas à savoir s’ils sont acteurs du drame ou de simples figurants, tout cela donne un road-movie étrange, intimiste presque, par moments onirique, avec des rencontres et des échanges évoquant certains univers cinématographiques en marge du genre – non pas ceux de Quentin Tarantino mais bien plutôt de Jim Jarmush.

«  La route nous libère, réaffirme la discontinuité de nos vies, nous murmure qu’après tout nous sommes libres.  »

Road-movie lent, indescriptible, inclassable, et néanmoins prenant grâce à sa succession de chapitres courts, « La Mort aura tes yeux » reste en équilibre sur la crête étroite entre traque et fuite, entre action et passivité, entre implication et démission : quête et dérive en même temps, animée par une sorte de blues, celui d’un adulte qui découvre que le monde qui était le sien non seulement change, mais aussi s’efface : « toutes les choses auxquelles nous étions tellement attachés, toutes les choses auxquelles nous croyions dur comme fer ont cessé d’exister. Elles en sont venues à compter autant qu’un vieux chandail ou qu’une vieille collection de timbres. »

«  Nous créons tous, à partir des faits de nos vies, des fictions, des mythes mineurs, des mensonges personnels qui nous permettent de continuer à vivre, qui nous aident à rester humains, nous rassurent en nous faisant croire que nous comprenons notre minuscule fragment de monde . »

Comme un leitmotiv, le thème du souvenir et de l’oubli – “Peut-être au bout du compte chacun d’entre nous n’est-il que les résidus de ceux qu’il a connus et aimés ” – revient sans cesse dans les découvertes et réflexions du narrateur. Avec parfois de véritables trouvailles, comme dans ce chapitre où pour brouiller les pistes David se fait passer pour un nostalgique en quête d’un ancien ami totalement fictif, harcelant les habitants d’un bourg à sa recherche – et finissant, malgré lui, par trouver cet individu qui, en le voyant arriver, le reconnaît. Un retour sur le passé : (“C’était un monde que je ne connaissais que trop bien, un monde de bars et de matins blêmes, d’abdications et d’interminables recommencements.” ) qui permet de comprendre aussi ce qu’on a gagné ou perdu (“La vie, c’est ce qui vous arrive pendant que vous êtes en train d’attendre autre chose ”), mais aussi de méditer sur une solitude qui voisine l’irréductible : “On n’a jamais grand-chose à dire dans ces moments-là, la distance se répand entre vous comme une tache d’huile, le ciel déploie des espaces démesurés au-dessus de vos têtes.

«  Il était neuf heures, le ciel était couvert, on aurait dit un de ces films de science-fiction où quelques rescapés cramponnés aux décombres essayent de survivre dans la cosse desséchée de la civilisation . »

On le voit, James Sallis a le sens des formules, qu’elles concernent les ambiances, les couleurs, la lumière « Après que la dernière vrille enflammée eut viré à un gris d’ardoise, j’ai éprouvé une sensation de deuil et de privation, de tristesse aiguë », mais aussi les sensations, la musique, les infimes détails qui composent le monde. Tristesse, beauté, nostalgie, poésie, certes, mais l’auteur n’oublie pas pour autant les rituels propres au genre, les formules façon polar : “ Après moi le déluge ? Il semblait bien en effet être après moi. ” “L’aurore, comme chez Homère, avait posé ses doigts de rose. Les voulait-ils sanglants  ?”

«  Et je veillais comme un faucon sur mes propres pérégrinations, ce voyage fantasque, trébuchant, solitaire, d’un littoral à l’autre.  »

On l’aura deviné : les derniers chapitres, s’ils viennent confirmer qui devait mourir, ne dénouent rien, ne précisent rien, n’expliquent rien. L’essentiel n’était pas là. Peut-être les blancs, les silences, les non-dits recèlent-ils cet essentiel. Il y a dans « La Mort aura tes yeux » une tonalité particulière, indéfinissable, qui emprunte au désarroi, à la nostalgie, à l’apaisement, à la psychogéographie, à l’intimiste, à bien d’autres choses encore. Une petite musique singulière, une composition réussie pour un roman atypique, inventif, aux marges du genre, et qui, sans doute, laissera dans la mémoire du lecteur une trace bien plus durable que des récits conventionnels.


Titre : La Mort aura tes yeux (Death will have your eyes, 1996)
Auteur : James Sallis
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Elisabeth Guinsbourg
Couverture : Jamie Heidon / Trevillion Images
Éditeur : Gallimard (édition originale : Gallimard, 1999)
Collection : Folio Policier (site éditeur)
Numéro : 735
Pages : 224
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : août 2014
ISBN : 9782070452989
Prix : 7,60 €



Hilaire Alrune
9 octobre 2014


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