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Cent Visages
Thomas Geha
Rageot, Thriller, roman (France), thriller d’anticipation, 219 pages, avril 2014, 9,90€

En un lendemain qui déchante, la société française est tracée. Il y a donc d’un côté les citoyens, dont l’ADN et les empreintes, dûment enregistrés, leur permettent de circuler « librement » dans les villes. Et autour, les ghettos, bidonvilles où ont été relégués ceux qui ont refusé ce fichage.
Gregor est un ado des ghettos. Entré discrètement dans un entrepôt en quête de nourriture pour sa famille recomposée d’orphelins, il surprend Cent Visages, l’ennemi public n°1, en train de faire subir à des gens un sort qu’il ne comprendra que plus tard : le criminel, toujours masqué de blanc, « aspire » les identités, transformant ses victimes en êtres flous, lisses... Découvert, l’ado se voit injecté un produit inconnu, et ne doit sa liberté qu’à l’intervention du lieutenant Koudelc, une femme qui a subi en partie le traitement d’aspiration et parle via un vocodeur. Ancienne d’Interpol, elle travaille désormais pour la Capucine, un mouvement d’opposition aux accents terroristes dirigé par un ancien militaire dont la candidature à la présidence a été stoppée net par un attentat censé lui avoir coûté la vie. Attentat commandité, très certainement, par l’actuel président.
Si la Capucine semble être de son côté, Gregor ne sait pas trop à qui faire confiance, hormis la fille de Koudelc, Amy.



Thomas Geha, homme multicasquettes (auteur, libraire, éditeur), signe avec « Cent Visages » un excellent thriller d’anticipation. L’action est menée tambour battant, les rebondissements, fuites, trahisons et retournements sont nombreux. La fin un peu “jamesbondienne” rend hommage à ces thrillers d’espionnage à gros budgets, passés ou présents, où on n’hésite pas à sortir l’artillerie lourde.

Je vais plus m’attarder sur ce qui fait la grande valeur de ce thriller : l’anticipation. Exercice difficile que de prévoir à court terme ce que pourrait devenir la société, après cette mutation majeure dans la perception et le contrôle de l’identité. Difficile, mais l’auteur fait merveille.
Je ne parlerai pas de science-fiction : nous sommes déjà identifiés par des papiers, et nous essaimons, volontairement ou non, beaucoup de notre vie privée, une part majeure de nous-même, sur les réseaux numériques. Qu’en plus de nos empreintes, notre ADN serve à nous reconnaître au quotidien, il n’y a qu’un pas qu’un gouvernement techno-sécuritaire pourrait franchir.

Le corolaire d’usurpation de l’identité, avec une fausse peau comme Gregor, n’est que la suite logique des fausses empreintes déjà utilisées par Sean Connery dans « Opération Tonnerre », en 1965. La machine de Cent Visage, capable d’extraire l’ADN de quelqu’un pour le réinjecter à un autre, est encore de la science-fiction, mais une conséquence « naturelle » : si on vous contrôle par un moyen, quelqu’un cherchera (et trouvera) un moyen de le contourner.
Le traitement des victimes « aspirées » rappellera les nombreux sujets d’expériences plus ou moins légales, souvent dans les pays pauvres, abandonnées à leur sort et aux effets secondaires. Dans « Cent Visages », les ghettos sont aux portes des villes, plus besoin d’aller en Afrique, une sous-population est là, à disposition. Pire, le fait même que ces gens aient été déclassés pour refus d’enregistrement en fait des victimes invisibles, puisque non répertoriés. Des choses dont le criminel a parfaitement conscience, comme le découvrira Gregor.

Un autre aspect intéressant est bien entendu la zone grise dans laquelle évoluent les pouvoirs politiques. Tant Sandre, le président en place, qu’on soupçonne de l’attentat contre son opposant, le général Casenove, et de collusion avec Cent Visages, qui fait un épouvantail parfait et lui permet d’entretenir son discours sécuritaire. Mais Casenove est tout aussi peu digne de confiance pour Gregor. S’il est d’abord « séduit » par l’opposition encore discrète de la Capucine, ou son installation dans une campagne déserte, sous un temple bouddhiste dont le mouvement semble suivre la philosophie, l’homme est un militaire et un politicien, et ses idées de compromis comme son recours à la violence lui déplaisent très vite. Gregor rêve d’une révolution non-violente, imagine que dire la vérité sur les réseaux suffira. Oui. Mais d’autres préfèrent des méthodes plus... traditionnelles.

En un peu plus de 200 pages, Gregor va découvrir beaucoup de choses sur lui comme sur la société. Au milieu de certains profils très sombres se distinguent tout de même une poignée de personnages positifs après avoir été longtemps assez ambivalents. Toujours ce gris, ce flou pour rappeler que le monde n’est pas tout blanc / tout noir (enfin, ça tend quand même plus du côté obscur...). Une toute petite déception sur les origines de Cent Visages dans son inévitable « Profession de Foi de Grand Méchant / explication de son plan diabolique » (là aussi un presque passage obligé), un peu faible mais surtout trop rapide à une poignée de pages de la fin.

L’anticipation pousse à réfléchir sur notre présent. « Cent Visages », en accentuant volontairement les dérives de la sécurisation de notre identité (et de la sécurité à tout va tout court), éveillera les jeunes (et les autres lecteurs) aux questions de vie privée, de libertés individuelles et de fichage. Tout cela au fil d’une aventure trépidante et terrifiante.

Enfin, quelques patronymes, notamment celui de Gregor, sonneront agréablement aux connaisseurs des littératures de l’imaginaire, et les aiguilleront vers d’autres lectures.


Titre : Cent Visages
Auteur : Thomas Geha
Couverture : Manfredi Caracausi / GettyImages
Éditeur : Rageot
Collection : Thriller
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 219
Format (en cm) : 21 x 14,5 x 2
Dépôt légal : avril 2014
ISBN : 9782700247022
Prix : 9,90 €



Nicolas Soffray
22 mai 2014


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