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Ce que tu vois dans le noir
Manuel Munoz
Joelle Losfeld, Littérature étrangère, roman (USA), histoire noire, 243 pages, janvier 2014, 22€

Destins croisés dans une petite ville de Californie des années 50-60. Teresa vit seule dans sa petite chambre, se fait discrète dans le magasin de chaussures qui l’emploie, et rêve d’Hollywood devant la vitrine du disquaire ou du marchand de télévision. Elle est timidement courtisée par Cheno, un ouvrier agricole mexicain, qui la pousse à aller chanter dans une cantina. Là, la jeune femme rencontre Dan Watson, un beau garçon devant qui toutes les filles se pâment. On commence à jaser, puisqu’il n’y a rien à faire de mieux dans une petite ville.
Parallèlement, une Actrice un peu connue débarque, attendant son Réalisateur pour le tournage de scènes d’extérieur. Elle est intérieurement chamboulée par son personnage et l’image qu’elle va donner au public avec ce rôle. Un sentiment que le lecteur suivra via Arlene, la serveuse principale de la cafétéria où déjeune l’Actrice, et mère de Dan. Une femme qui oscille entre nostalgie et espoirs.
Et tout bascule lorsque Teresa est tuée, et que Dan prend la fuite.



Étrange roman que nous avons là. Je ne suis guère féru de littérature générale, j’aime savoir où je vais, et l’histoire aussi. Il m’a fallu un peu m’accrocher, pour découvrir de très beaux et complexes portraits de femmes.
Teresa, qui se considère insignifiante, prend peu à peu son envol mais demeure craintive du regard des autres sur elle, ses choix, ses relations.
L’Actrice (la jamais nommée Janet Leigh) est a un tournant de sa carrière, et ce rôle que lui a offert le Réalisateur (le jamais nommé Alfred Hitchcock) la travaille beaucoup. Entre les scènes en sous-vêtements qui choqueront le public et les choix de son personnage (voler de l’argent pour vivre son amour), le film (c’est bien entendu « Psychose ») marquera violemment les esprits et pourrait l’associer durablement, dans la mémoire collective, à une immoralité qui refroidirait son public. Aussi cherche-t-elle, suivant les conseils du Réalisateur, à s’imprégner au mieux de la psychologie de cette secrétaire, pour la rendre humaine et attachante malgré tout.
Arlene, quant à elle, souffre comme Teresa d’un passé connu de toute la ville (son mari est parti, comme la mère de la jeune fille). Elle gère un motel qui vivote à la sortie de la ville, et ne se soucie pas trop des rumeurs d’autoroute qui détournerait les routiers de son chemin. Elle est plus inquiète des frasques de son Dan, de sa nouvelle relation avec Teresa. Jusqu’à l’évènement, et la fuite de Dan. Elle aura l’impression d’être alors jugée à sa place, avant de découvrir, en allant voir le film, que le monde a changé et qu’elle n’en fait plus partie, et ne veut plus en faire partie.
Que le temps passe, sans pitié, condamnant, pour le meilleur ou le pire, à l’oubli.

Né en 1972, Manuel Munoz est professeur assistant de creative writing. Cela se sent : « Ce que tu vois dans le noir » est très « écrit ». L’auteur retransmet parfaitement la langueur d’une petite ville où il ne se passe pas grand-chose, et tire de chacun de ses personnages, y compris les secondaires, un portrait intime et émotionnel captivant. Les rêves, les hésitations, les envies, les jalousies, le moindre contact nous est décrit, car chez l’être humain, rien n’est sans conséquences : on ressent, on interprète, on extrapole, on doute, on hésite, on agit ou pas.

D’un chapitre à l’autre, la forme variera, l’auteur alternant les distances de focale, du très général au plus intime, osant certaines audaces littéraires (comme le monologue intérieur à la 2e personne du singulier), bannissant parfois totalement les dialogues (déjà assez rares) au profit de l’intériorisation omniprésente, cadençant son texte avec beaucoup de style. Chaque chapitre, en se concentrant sur un personnage (du point de vue du récit ou de la narration) est presque une nouvelle indépendante, et puisque certains blancs demeureront, on pourrait sans guère de mal les lire comme telles.

Finalement, d’un évènement violent (une mort) qu’il n’abordera jamais que de manière très elliptique (même à la fin, l’éclaircissement ne l’est pas tant que cela), l’auteur parle surtout des gens. Et du cinéma. Le rapprochement n’est pas évident dans le livre, mais le cinéma et l’imaginaire de chacun ont ce même pouvoir de donner vie aux rêves, de se confondre avec la réalité, pour le meilleur ou le pire. Chacun se fait continuellement son propre film.

« Ce que tu vois dans le noir » m’a captivé, par cette écriture très pointue et soignée, très travaillée, mais jamais trop. Seule cette accumulation de 250 pages pour « rien » m’a déçu, et c’est pour cette raison que je n’aime pas la littérature générale : à l’image d’un film d’auteur, on reste simple spectateur, captif d’une narration pour la narration et d’une absence d’histoire, simplement des portraits de personnages passifs, qui n’attendent pas un évènement qui n’arrivera pas.
Pour un lecteur de polar et d’imaginaire, à qui il faut un but, une raison à tout, la fiction de l’immobile, c’est inhabituel. « Ce que tu vois dans le noir » aura été ma dose de beauté gratuite de ce début d’année. Je m’attendais à plus d’Hitchcock, mais n’en suis pas déçu pour autant.


Titre : Ce que tu vois dans le noir (What you see in the dark, 2011)
Auteur : Manuel Munoz
Traduction de l’anglais (USA) : Marie-Hélène Dumas
Couverture : Andi Franck / Gallery Stock
Éditeur : Joelle Losfeld
Collection : Littérature étrangère
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 243
Format (en cm) : 22 x 15 x 2
Dépôt légal : janvier 2014
ISBN : 9782072464584
Prix : 22 €



Nicolas Soffray
7 mai 2014


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