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Maison-Livre (La)
Gérald Duchemin
Le Chat Rouge, Rouge et Noir, roman (France), fantastique, 230 pages, second semestre 2012, 20€

Que la lecture soit à la fois un enchantement et une malédiction, chacun pourra l’admettre. Qu’il soit facile, bien trop facile, de tomber dans la manie des livres, nul ne le niera. En s’intéressant à ce thème, en décrivant ses conséquences à la fois réelles et fantasmées, l’auteur écrit, sous forme romanesque, une petite introduction à la psychopathologie du lecteur.



Nous ne saurions prétendre avoir tout lu ni tout savoir, mais il est évident qu’au regard de l’étendue de cette malédiction, au regard du nombre effarant de lecteurs en proie à cette épouvantable addiction qu’est celle des livres, bien peu a été fait, bien peu a été écrit. Dans le monde réel, tout d’abord – a-t-on jamais vu la moindre réunion de lecteurs anonymes, où l’on pourrait trouver quelque aide pour se défaire de cette drogue non officiellement reconnue ? Dans la littérature, ensuite : le thème du livre comme entité malveillante a certes déjà été abordé, mais ses occurrences apparaissent peu nombreuses. C’est donc sur une thématique importante, peu explorée, souvent occultée, que se penche Gérald Duchemin à travers « La Maison-Livre ».

« Alors oui, ce poème de Baudelaire ce fut la subite irruption d’un ciel fou en pleine cave »

Rien ne prédestinait le mystérieux narrateur, rencontré dans une maison à la géométrie bizarre, à devenir une victime, tout d’abord consentante, de cette incoercible fureur de lire qui peu à peu l’envahit. Émerveillement nouveau, délices sans fin, plaisirs inédits apparus comme par accident. Mais bientôt les choses prennent un tour inattendu. La lecture devient envahissante, la fréquentation des librairies irrépressible, l’accumulation de livres compulsive. La désocialisation menace, puis s’impose. La spirale infernale est dès lors entamée, la dégringolade bien près de l’irréversible.

« C’est déjà une avancée mentale que de les imaginer carbonisés. (...) Voilà bien, à mon sens, des illuminations à faire pâlir, définitivement, celles de Rimbaud.  »

Notre lecteur, cependant, résiste. Il lui reste suffisamment de lucidité pour comprendre qu’il est, peut-être, encore temps de lutter. Qu’il n’est pas tout à fait trop tard. Hallucinations auditives, sensitives, visuelles, régurgitations de passages entiers d’ « À la recherche du temps perdu, » la tyrannie qu’exercent les livres sur son système nerveux ébranlé ne fait que renforcer sa détermination. Brûler les livres ? Il voudrait bien, mais ne peut s’y résoudre. S’en séparer ? Il essaye mais n’y parvient pas. Naît alors un projet fou que devineront, peut-être, les lecteurs familiers d’Edgar Poe. Mais le pouvoir de malveillance des livres ne s’arrêtera pas pour autant.

« Chaque œuvre veut vous séquestrer dans ses pages. Que la divine, ou foutraque architecture de ses chapitres soit votre unique demeure mentale. »

Si la thématique essentielle de « La Maison-Livre  » est bien la malédiction des livres, on y trouve également des thèmes secondaires comme la critique des mœurs éditoriales et littéraires (on se demande bien, au passage, pourquoi notre lecteur sombre dans le syndrome de l’artiste incompris, médiocre stéréotype de l’auteur dont les ouvrages ont été refusés par les maisons d’édition, à moins qu’il ne s’agisse du ressentiment, injustement placé, de l’auteur lui-même) et aussi, à travers l’impossibilité de repousser ou d’enfermer les livres, une jolie manière de dire que tyrans et censure n’en sauront jamais venir à bout. En toute subjectivité, nous aurions bien vu, sur la première thématique, un style plus sourd et plus inquiétant, et pour la seconde une plume plus corrosive, une ironie féroce façon Marc-Edouard Nabe, Henri-Frédéric Blanc ou Philippe Muray, ou encore des formules à la Cioran – un auteur que Gérald Duchemin ne manque pas de citer. Car ce qui nous semble, par moments, faire défaut dans la narration de cette spirale infernale, de cet engrenage fatal par lequel un individu guère prédestiné bascule, de manière irrémédiable dans une addiction dévorante, c’est peut-être l’intensité qu’une écriture plus dense aurait pu lui conférer. Mais sans doute s’agit-il d’un choix délibéré de l’auteur, dont la prose contient des aspects classiques – la pratique régulière des subjonctifs et l’utilisation de verbes peu courants et précieux tels que morphiner, déjecter, ou éberluer sous sa rare et ancienne forme intransitive – mais aussi des éléments plus contemporains, comme les phrases courtes et les paragraphes réduits, répondant de toute évidence à la volonté de rester aisément lisible.

De même, ce roman eût pu devenir une fable intemporelle sur la lecture si ses pages ne mentionnaient de nombreux auteurs classiques ou contemporains composant un éclectique panthéon littéraire (pour en citer quelques-uns, par ordre alphabétique : André Blanchard, Jean Cocteau, Régine Detambel, Mélanie Fazi, Franck Ferric, Stephen King, Paul Léautaud, Mallarmé, Michel Houellebecq, Jori-Karl Huysmans, Linda Lê, Amélie Nothomb, Jean-Pierrre Otte, Jean-Claude Pirotte, Léa Silhol, Estelle Valls de Gomis, sans compter les comics) dont certains, trop actuels, vacillent déjà au bord des gouffres de l’oubli et rendront sans doute la lecture de « La Maison-Livre » moins limpide dans les années à venir. Mais si l’auteur à choisi d’ancrer son volume dans le temps présent, c’est aussi pour soutenir la thèse, mi-effrayante mi-amusante, mais quelque peu forcée (car les statistiques, hélas, vont dans un sens bien différent) voulant que chaque nouveau type de média ne soit rien d’autre qu’un agent occulte du livre, un des ses sbires le servant en secret. Et c’est aussi pour mieux amener l’épouvante finale, où rapidement brossé, une sorte de stéréotype du contemporain le plus superficiel lui-même finit par sombrer dans cette toxicomanie impensable.

« Leur tactique de combat ? La tyrannie. Leur trophée ? Votre asservissement  »

« La Maison-Livre » apparaît en définitive comme un ouvrage singulier, qui propose une perspective intéressante et rarement abordée sur la manie de la lecture. Nous parlions plus haut du thème du livre maudit, du livre malfaisant, mais Gérald Duchemin va bien au-delà : assimilant l’ensemble des livres à une espèce étrangère, il en fait une engeance encline à faire collusion, à œuvrer et à comploter contre celui qui s’est mis à leur portée, à prendre sa revanche contre l’inconscient qui cherche à les repousser ou même à s’en défaire. Nous n’en dirons pas plus concernant l’impensable destin réservé aux visiteurs de la Maison-Livre, un destin tout à la fois effrayant et doucereux, un fatum épouvantable que l’auteur met en scène en se gardant de sombrer dans la complaisance horrifique. Le lecteur abordant cet ouvrage pensait naïvement que la lecture était un vice impuni ; il saura désormais qu’il n’en est rien.

Pour terminer, notons que la découverte de coquilles résiduelles ici et là est largement compensée par les qualités physiques de l’ouvrage : imprimé sur papier bouffant (histoire de rappeler, dirons-nous – incapables de résister à un peu honorable trait d’esprit – que si dans cet ouvrage le lecteur croit dévorer des livres, il se rend peu à peu compte que ce sont eux qui le bouffent) et pourvu d’une élégante et forte jaquette terre de Sienne, ce volume, qui n’est pas de ceux qui se délitent en quelques années, survivra fort vraisemblablement à son heureux propriétaire.


Titre : La Maison-Livre
Auteur : Gérald Duchemin
Éditeur : Le Chat Rouge
Collection : Rouge et Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 230
Format (en cm) : 13 x 20 x 2
Dépôt légal : deuxième semestre 2012
ISBN : 978-2-916202-09-9
Prix : 20 €


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Hilaire Alrune
22 septembre 2012


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