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Successeur de pierre (Le)
Jean-Michel Truong
Gallimard, Folio SF, n°428, science-fiction / thriller, 638 pages, juin 2012, 9,1€

Après la Grande Peste et d’autres catastrophes, la politique dite du « Zéro contact », préconisant le Grand enfermement, l’a finalement emporté. La plus grande partie de la population mondiale s’est donc engouffrée dans des pyramides géantes, empilements de containers au sein desquels chaque individu vit totalement séparé de ses voisins. Pas de contact, pas de risque. Les interactions entre humains ne se font plus que par le truchement du web ou de robots métamorphiques capables de prendre l’apparence du visiteur virtuel. À l’extérieur, dans le monde réel ne vivent plus, sous des globes à l’agencement paradisiaque, que les « Imbus », les véritables élites, ou les NoPlugs, poignée de dissidents ayant choisi de survivre comme ils peuvent. Et au loin les Chinois, qui seuls ont choisi de rester dans le monde réel.



Une structure de thriller

Plusieurs intrigues et aventures parallèles se déroulent à travers ce roman. La première narre la quête multiséculaire d’un rouleau de papyrus nommé la « Bulle de Pierre », perdu en Chine en l’an 628, et qui recèle un secret tel qu’il pourrait faire vaciller les fondements même de l’Eglise. La seconde est celle de plusieurs amis – Ada, Rembrandt, Chen, Thomas, Nitchy et enfin Calvin le surdoué en informatique – six personnages d’envergure qui, enfermés dans leurs cocons, ne se sont – peut-être – jamais rencontrés dans le monde réel et il se pourrait qu’aucun ne soit véritablement celui qu’il prétend être. La troisième, moins développée mais non moins importante, est celle de Tach, un des individus du dehors. Enfin vient la grande manipulation internationale, mettant aux prises technocrates, politiques, lobbies divers avec comme enjeu le pouvoir et le déclenchement, ou non, d’une guerre avec la Chine. Des liens secrets unissent ces multiples trames qui au fil du roman convergent subtilement, mais inexorablement.

Prospectif, spéculatif, foisonnant

Plusieurs pages seraient nécessaires pour lister l’ensemble des thèmes abordés, et expliquer pourquoi ce roman écrit il y a maintenant une douzaine d’années n’a rien perdu de son souffle. Cette vision de notre présent, des mouvances par lesquelles nous sommes emportées non seulement garde son entière pertinence, mais semble être devenue plus aiguë encore. On ne peut que s’incliner devant la maestria avec laquelle Jean-Michel Truong met en scène les manipulations télévisuelles futures, une inspiration qui n’est pas sans évoquer les meilleures pages du célèbre « Jack Barron et l’éternité » de Norman Spinrad, et qui va bien plus loin encore. Du discours présidentiel qui s’infléchit seconde après seconde en fonction de la connaissance instantanée des intentions de vote (« Tous avaient conscience d’avoir vécu un grand moment de démocratie  »), des animatroniques du public pouvant être achetées par tranches de quelques minutes par les plus offrants, des leurres les plus déments offerts par la technologie permettant de susciter l’évènement qui aurait pu se produire, « à la limite entre la supercherie, l’escroquerie intellectuelle et une pratique déontologiquement correcte », on se retrouve, effaré, devant une floraison d’idées, ou peut-être de constats, qui sont autant de révélations d’épouvante. Il en va de même en ce qui concerne les astuces machiavéliques des uns des autres, lobbies industriels ou partis politiques, et ceux qui croient sur ces sujets avoir déjà tout vu ou tout lu devront bien admettre que Jean-Michel Truong peut encore leur en apprendre. La mise en lumière des politiques mercantilo-coloniales dites « de la canonnière » depuis avant même les guerres de l’opium, jusqu’à ce fer de lance de la flotte américaine ignoblement nommé Free Trade ne vient pas remonter le moral du lecteur, qui aura tendance à convenir, comme l’un des personnages de Truong, qu’« en vérité, avec l’homme, l’intelligence stagne dans un cul de sac  ». Mais les réflexions variées – les mèmes et leurs influences profondes, les relations entre Les Glaneuses de Millet et la structure du web, entre des dizaines d’autres idées – les spéculations, la facette religieuse, qui resurgit ici et là dans le roman au fil de la quête de la fameuse « Bulle de Pierre » apportent un changement de ton, et l’on s’éloigne des « reptiles logiques » économiques et des horreurs sociales pour basculer dans l’érudition historique, en grande partie réelle et en partie apocryphe, et aussi dans une vision d’envergure, qui englobe à la fois passé et futur. Une vision qu’ont également certains des héros, dont on ne comprendra les agissements secrets qu’au fil des derniers chapitres.

Un futur proche particulièrement glaçant

« Nombreux sont ceux qui commencent à se demander si l’Alien – ce rival absolu que la science-fiction nous invite à guetter aux confins de l’univers – n’est pas déjà là, devant nous, sous les dehors débonnaires d’une console multimédia. » L’appétence de l’humanité pour les gadgets et son refus du réel pourraient bien signer sa perte ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les cocons-containers, qui apparaissent comme « une évoution naturelle, la concrétisation d’un vieux rêve, l’immersion totale dans un monde virtuel, hors d’atteinte des vicissitudes du réel » ont été acceptés par la population. Mais la sécurité totale offerte par ce concept – qui va bien plus loin que les ghettos sécurisés qui fascinaient tant Ballard – a bien évidemment ses revers. Cette « sécurité » que l’on propose n’est-elle pas manipulation, aboutissement de peurs activement créées par d’habiles politiciens ? Le propos n’est pas neuf, mais ici poussé à un niveau rarement atteint. Car, en démissionnant du monde réel, les populations – comme dans le monde contemporain – se sont totalement mises à la merci de ceux qui tirent les ficelles, lesquels ne sont pas, on s’en doute, les plus altruistes. On s’effraye de l’exploitation poussée à son paroxysme par des enchères inversées sur le web, au cours desquelles les plus pauvres, acculés, acceptent de travailler pour toujours moins, mais il y a pire encore. Car, l’idéologie dominante étant toujours celle de l’économie, et la théorie comme quoi la « pauvreté n’était pas un effet indésirable de la richesse, elle en était le principe actif  » ayant vécu, l’on décide in fine de se débarrasser de la pauvreté, c’est à dire des pauvres eux-mêmes. Et ces centaines de millions d’individu devenus inutiles, la tête plongée non pas dans le sable mais dans le silicium du web, ignorent tous que leur sort individuel ne dépend plus que d’un algorithme fondé sur le Dow Jones, le taux d’inflation et leur produit personnel brut. En dessous d’un certain seuil, ces perdants qui ont rempli leur rôle de combustible exploité pour pousser plus haut les élites ne sont plus qu’un fardeau : il devient justifié de s’en défaire, de s’arranger pour qu’ils soient « jetés par-dessus-bord … comme l’aérostier avisé lâche du lest pour maintenir l’altitude optimale. » À charge du Service de Décès Volontaire Assisté par Ordinateur de les convaincre de s’éliminer eux-mêmes : les lettres qu’elles envoient à leurs proies sont de véritables morceaux d’anthologie, des joyaux d’humour noir et de cynisme glacé comme on en voit rarement. Quant à ceux qui résistent à ces suggestions, il y a toujours moyen de s’en occuper. Ainsi les pyramides où s’est réfugiée l’humanité deviennent-elles, strate par strate, son propre mausolée.

La condition (in)humaine

Mais cette utilisation des pauvres en tant que simples combustibles, étage largable après ignition de la fusée des élites, pourrait bien être un scénario destiné à se répéter aux dépens des Imbus. Car tout au long de ce récit touffu apparaît en filigrane non seulement le devenir incertain de l’humanité, mais aussi le profil de la Créature, celle qui pourrait bien un jour lui succéder. Pour l’homme, un avenir lié à la fois à sa trop fragile enveloppe organique et à son incapacité à évoluer réellement. Un avenir que d’aucuns, depuis bien longtemps, considèrent comme inéluctable.

Car l’homme, qui se croit l’aboutissement ultime de l’évolution, n’en est vraisemblablement rien d’autre qu’une impasse, un « Véritable fossile vivant, immobile sur l’échelle historique, parfaitement adapté au temps où il triomphait du mammouth  », comme l’écrivait le paléontologue Leroi-Gourhan. Et l’auteur de surenchérir, en moquant ouvertement une des plus fameuses scènes cinématographiques de Stanley Kubrick « En réalité, ce n’est pas l’Histoire qui s’est arrêtée, c’est la bête glabre, pétrifiée à jamais par l’audace de son cri.  » Dès lors, les humains ne peuvent plus que lutter d’un côté ou de l’autre, dans ce combat opposant deux espèces : « l’une – ancienne, à moitié fossilisée – Homo sapiens, et une Créature certes encore à l’état fœtal mais déjà indestructible, qui guette son heure  » - deux espèces peut-être pas aussi fondamentalement opposées que l’on pourrait le croire.

« Nous pensions être la cathédrale, nous n’en sommes que l’échafaudage. Le chef-d’œuvre, et nous n’en sommes que l’instrument  » : tous ne sont pas prêts à accepter le fait que l’Homme ne soit que le « marchepied de la Créature, pour l’éternité. » Un propos d’ampleur cosmique et des échanges passionnants qui, associés à un remarquable sens de la formule, font arpenter cet épais volume un carnet de notes à la main.

Un ouvrage hautement recommandable

Malgré ses près de six cent quarante pages, l’ouvrage se lit sans peine aucune. Sa construction, basée sur une succession de chapitres souvent très courts, lui donne un rythme plaisant. Les dialogues souvent riches, l’érudition dosée de manière à ne jamais lasser, la multiplicité des thématiques – qui en font aussi un de ces livres auxquels l’on revient après les avoir lus – maintiennent l’intérêt d’un bout à l’autre du récit. Mieux encore, le resserrement de l’action et des révélations à mesure que l’intrigue progresse fait qu’une fois la seconde partie abordée, il devient difficile de lâcher le volume avant la dernière page.

« Le Successeur de pierre » fait partie des ces grands romans de science-fiction qui, à une intrigue prenante, associent des réflexions multiples et un propos d’envergure. À y bien regarder, de tels ouvrages, qui sont aussi de véritables stimulants intellectuels, ne sont pas si fréquents dans le genre. Initialement publié chez Denoël en 1999, repris chez Pocket en 2001, « Le Successeur de pierre  » est donc à nouveau disponible en Folio-SF. Un roman qui méritait amplement d’être réédité et qui devrait l’être encore dans les années futures – si toutefois l’espèce humaine ne disparaît pas d’ici là.


Titre : Le Successeur de pierre
Auteur : Jean-Michel Truong
Couverture : Bastien L.
Éditeur : Folio (édition originale : Denoël, 1999)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 428
Pages : 638
Format (en cm) : 11 x 17,9 x 2,5
Dépôt légal : juin 2012
ISBN : 978-2-07-044520-2
Prix : 9,10 €



Hilaire Alrune
12 juillet 2012


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