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Au nom du néant
Alain Dartevelle
Murmure des soirs, nouvelles et fables, 83 pages, février 2012, 17 €

Omar Wangata, vicaire général en délégation et préfacier de ce recueil de fables édifiantes, avait diffusé deux ans auparavant, via le Réseau d’Entraide Galactique, un précédent volume « d’anecdotes édifiantes et vraies » consacrées aux Sylvains. Cette compilation ayant suscité six cents millions de téléchargements, le bon vicaire, s’en réjouissant et affichant son extase – « Que l’Ogre de la Vraie vie bénisse la course électronique de ces bonnes paroles » – se décide à injecter dans le réseau d’autres histoires vraies, dignes de constituer, elles aussi, une « leçon de catéchisme. » Un catéchisme qui ne manquera pas de faire frémir.



Le Vide universel et la Grande Béance

L’Ogre universel, la Grande Béance, l’Ogre de la Vie vraie : voilà une religion qui ne cache pas ses mots, et qui a vite fait de travestir la bassesse, la veulerie, la médiocrité, et, disons-le tout de go, la plus profonde malfaisance sous les atours d’une bonté assurément conquérante. Confite dans l’exaltation et la mise en scène de sa suprématie bien évidemment indubitable – tout autre culte, est-il précisé, ne saurait être qu’imitation, singerie de ses temples, de ses rites, de ses prédicateurs – la confrérie du Vide universel met en scène et théâtralise, avec une délectation sordide, ses abominables bontés.

C’est à travers deux textes bien évidemment apocryphes de l’infernal vicaire Wangata, à travers douze fables d’Alain Dartevelle, à travers douze illustrations de Marc Sevrin que le lecteur effaré découvre l’impensable mainmise de la religion du Vide universel sur les Sylvains, êtres fragiles et sans défense, et plus encore sur leurs orphelins. Car ces Sylvains, qui mêlent à la vulnérabilité de l’animal celle du végétal, sont affligés, comme autrefois certains peuples, d’une plus grande tendance à se laisser faire qu’à se révolter.

La médecine comme simple fer de lance du prédicateur ; les inévitables tentations de la chair ; la pacotille universelle ; l’assassinat comme bonté ou comme thérapeutique ; la trahison comme vertu ; le massacre comme ingrédient indispensable : nous n’en dirons pas plus de peur d’en trop révéler au futur lecteur. Ce mince volume d’à peine plus de quatre-vingts pages, dénonciation et mise en scène des prosélytismes passés, contemporains, et sans doute à venir, ne recule ni devant les intolérances sordides, ni devant leurs logiques corrompues.

Et quant à vous, priez pour vos amis de l’Au-delà : ces très actifs Vicaires qui rassasient notre Ogre ! »

Empreintes d’une ironie féroce et désespérée, ces douze fables révèlent l’incompréhension volontaire, entretenue de ce qu’est l’autre et l’impossibilité fondamentale, à travers elle, de définir et de réaliser ce que l’on nomme le Bien. Douze fables dénonçant la bienveillance qui tue et qui affame, douze fables dénonçant la bienfaisance sous toutes ses formes, que cette bienfaisance soit pure hypocrisie accolée aux abus et dépravations, ou, peut-être pire encore, qu’elle soit de bonne volonté ou plus exactement de bonne foi.

Une longue tradition littéraire

Abominables « Histoires vraies illustrées par l’exemple » adressées aux disciples du Néant afin qu’ils se rendent “de plus en plus généreux au service de l’Ogre universel” et aillent “prêcher par l’exemple la supériorité de notre ordre mental”, ces fables très noires ne vont certes pas sans rappeler certains passages de Dickens, même si se cantonner à une telle référence serait bien évidemment réducteur.

On n’en finirait pas, en effet, de citer les illustres prédécesseurs d’Alain Dartevelle : chaque amateur de littérature classique, de polémique de haut vol, de critique dissimulée, d’anticléricalisme héroïque, d’anticolonialisme argumenté ou tout simplement de lucidité philosophique en dressera sans peine une liste qui lui sera propre. Avec une prose jouant tantôt sur la subtilité et tantôt sur le registre du grotesque, tantôt sur la finesse et tantôt sur l’ “hénaurme ” autrefois cher à Flaubert, Alain Dartevelle déroule sans faiblir, à travers ses fables, le discours catéchisant de l’infâme vicaire. Une lecture sans doute destinée à achever les dépressifs et les hypersensibles, mais qui pourrait bien éveiller quelques endormis, et que l’on souhaiterait voir figurer au programme des écoles avant qu’elles ne deviennent, définitivement et irréversiblement, des usines à conditionner au consensuel et à universaliser l’hypocrisie.

Pour le meilleur, mais surtout pour le pire


On définit le palimpseste comme un manuscrit ancien dont on a gratté les phrases pour écrire à nouveau sur le parchemin. On imagine très bien Alain Dartevelle reprenant les mémoires de quelque missionnaire, de quelque prosélyte, de quelque individu de bonne famille connu pour ses innommables bonnes œuvres, en grattant quelques mots et les remplaçant par d’autres : le tour est joué dans toute sa splendeur, la vilenie humaine est à présent déguisée sous d’autres oripeaux, ceux du culte du Grand Vide. On n’en saurait dire plus pour souligner la justesse nauséeuse, la véracité horrible, le trait à peine accentué, le grand frémissement que suscite, au plus profond de l’âme, la prise de conscience, infiniment âpre, de ce que l’humanité peut avoir de meilleur.

Des illustrations bienvenues


Nous parlions de grattage dans le contexte du palimpseste, élément qui revient ici dans les illustrations de Marc Sevrin, lequel a utilisé, pour « Au nom du néant », la technique dite de la carte à gratter. Cette méthode, apparentée à la fois au sgraffito et à la gravure, a permis à l’illustrateur de rehausser ce mince volume de douze tableaux mêlant l’ancien et le moderne, combinant diverses influences, et dont le noir et blanc, parfois mâtiné de gris, vient rappeler qu’en terme de manichéisme les choses ne sont peut-être pas toujours aussi tranchées que certaines âmes prosélytes pourraient le prétendre.

Indignez vous... ou convertissez-vous !

Que conclure ? « Au nom du néant » apparaît en définitive comme un pamphlet déguisé, une profession de foi inversée de la confiance que l’on peut mettre en l’humanité. Il y a dans ces pages une ironie à la Voltaire mais aussi une acidité à la Bierce, un désespoir à la Cioran. Les dérives que ces historiettes dénoncent ne sont pas liées à un nom, un lieu, une époque, une religion, une école de pensée. Ce que nous susurre Alain Dartevelle, en écrivant des fables qui, indiscutablement, inévitablement, définitivement, nous rappellent quelque chose, c’est que leurs ressorts et leurs fondements sont éternels et universels, que ce qui apparaît sous le masque ludique et tragique de la fiction n’est, une fois de plus, rien d’autre qu’une vision particulièrement aiguë, et insupportablement lucide, du réel. Un volume mince et atypique, une curiosa littéraire que savoureront les férus de choses rares, les lecteurs éloignés du consensuel, les amateurs de ces littératures des marges qui, en dépit de tendances croissantes au formatage universel, s’obstinent, envers et contre tout, à survivre et à perdurer.


Titre : Au nom du néant
Auteur : Alain Dartevelle
Illustrations : Marc Sevrin
Éditeur : Murmure des soirs
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 83
Format (en cm) : 15 x 21 x 0,8
Dépôt légal : février 2012
ISBN : 978–2–930657–03–5
Prix : 17 €



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- Alain Dartevelle par Fabrice Leduc
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Hilaire Alrune
10 avril 2012


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