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Oussama
Norman Spinrad
Arthème Fayard, Littérature étrangère, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction / littérature générale, 478 pages, mai 2010, 22€

Abordant, selon Norman Spinrad, des thèmes trop sensibles ou politiquement incorrects envers les États-Unis, « Oussama » n’a pas trouvé preneur en langue anglaise. Tout comme « Il est parmi Nous », le précédent opus de l’auteur, « Oussama » a donc fait l’objet d’une première publication en France par Arthème Fayard. Ce roman, il est vrai, ne brosse de tableau flatteur de quiconque et ne relève en aucune façon de la littérature de distraction. Situé dans un futur proche, solidement ancré dans les réalités humaines et géopolitiques, il trouve maints échos dans ce que le monde contemporain présente de plus effroyablement cynique et ne manque pas de récuser quelque optimisme que ce soit.



« Les Chrétiens attendaient leur bataille d’Armageddon. L’Islam menait déjà son Jihad »

Dans un futur proche, les Fils d’Oussama, après avoir pris le pouvoir au Pakistan et en Arabie Saoudite, ont rétabli le Califat avant de l’élargir à d’autres pays islamiques. La Palestine est indépendante et bénéficie du parapluie nucléaire israélien, l’Iran se maintient à distance du Califat, la Turquie reste proche de l’Europe.

C’est dans un tel contexte géopolitique qu’un jeune habitant du Califat, séduit par les sirènes occidentales, comprend que la seule manière de s’échapper de ce monde est de passer en zone occidentale. Il arrive à Paris sous forme d’un faux transfuge qui se serait échappé avec son argent, mais en tant que véritable espion au service du Califat. Après avoir découvert les plaisirs occidentaux, et avoir passé avec une foi irrésolue toute une série de compromissions, Oussama découvrira que non seulement les faux transfuges comme lui, occupés à s’espionner les uns les autres, n’ont aucune idée sur les actions qu’ils pourraient bien mener dans les pays démocratiques, mais aussi que le Califat n’a strictement aucune vision à terme, et encore moins de capacités d’analyse dignes de ce nom.

C’est donc dans une situation de flou global qu’Oussama, plus par ennui et par désarroi que par souci de bien faire, va se trouver mêlé aux agissements d’émigrés de la zone périphérique (au sujet desquels le Califat lui-même ne sait pas grand-chose), franges de la population perpétuellement brimées et perdues dans des raisonnements délirants, persuadées qu’une forte répression dirigée contre eux entraînera le Califat, en représailles, à couper les approvisionnements en pétrole : dès lors, seuls les émigrés capables de nouer le dialogue avec le Califat pourraient gagner l’estime du gouvernement français.

C’est sur la base de tels raisonnements pervers, de telles visions totalement fausses de la part des uns et des autres que se construira le roman. Commencent alors toute une série de jeux de manipulations et de trahisons en cascade où chacun obéit à des motivations toujours tortueuses mais à chaque fois différentes, où la mort d’un grand nombre, y compris des siens, se justifie par des stratégies retorses, et où l’on n’hésite pas à attirer les foudres d’un gouvernement sur sa propre minorité pour en toucher quelque dividende indirect, et souvent potentiel, à l’échelon géopolitique. Un combat hasardeux où bien des protagonistes ont sans le savoir les yeux bandés, et où l’échiquier est trop grand pour qu’ils le distinguent en entier.

Pris à son propre jeu, Oussama organise à Paris toute une série d’avertissements et d’attentats fictifs destinés à frapper la France de stupeur. Mais, alors qu’il a demandé au Califat – qui, on le comprendra plus loin, suit un raisonnement délirant, et lui aussi pervers, dans l’espoir de faire basculer la Turquie de son côté - une nouvelle livraison de fausses bombes, il en reçoit bientôt de réelles, et c’est sans trop de scrupules qu’il se décide à passer à l’acte. Obligé de fuir après son succès, comprenant que le Califat lui-même préférerait le voir mort, il regagne via la Turquie sa région d’origine, et se livre sous un faux nom à son premier pèlerinage à La Mecque.

« Les Américains n’étaient pas le Grand Satan. Le Grand Satan était ce qui avait fait des Américains ce qu’ils étaient devenus. »

Ce pèlerinage, plus encore que ses actes passés, décidera de son destin. Dans un premier temps, il sera l’occasion pour lui de découvrir des formes de foi d’intensité variable et des raisonnements sereins et posés sur la diversité du monde. Mais ces raisonnements apparaissent eux aussi biaisés, un des thèmes récurrents du roman. Ainsi de cet entretien sous la tente où chacun connaît une parcelle d’histoire ou de géopolitique, mais où aucun n’est capable de saisir l’ensemble du motif : individus partiellement aveugles, à la vision amputée de pans entiers du réel par leurs émotions ou l’intensité de leur vécu, scotomisée par les informations partielles dont ils ont été destinataires.

Mais ce pèlerinage sera également pour Oussama, pour le meilleur ou pour le pire, l’occasion de la révélation de sa foi véritable. C’est ainsi qu’après une illumination religieuse, il se mettra à tenir des raisonnements aptes à justifier toute action. Ainsi, la sympathie qu’il éprouve pour un soldat américain d’origine orientale, lui aussi venu faire son pèlerinage, ne le perturbe que jusqu’à ce qu’il décrète qu’il n’est point besoin de haïr les Américains pour les détruire. Le reste, désormais, sera à l’avenant.

L’intermède nigérian : le début de la fin

C’est sur cette foi nouvelle qu’Oussama, surnommé “Oussama the Gun” en raison de ses exploits européens, se laisse recruter sur les lieux du pèlerinage par un officier nigérian, et s’envole vers ce pays en proie à une scission civile, où une faction nigériane combat, autour des puits de pétrole, une autre partie soutenue par les drones américains. Une guerre étrange fixée autour d’une ligne de front, une guerre enlisée dans des combats meurtriers, répétitifs et inutiles, qui ne sont pas sans rappeler, par leur absurdité, notre guerre des tranchées. Seul Oussama the Gun, envers et contre tous, parviendra à s’écarter de ce schéma. Grisé par son pouvoir et sa gloire naissante, sacrifiant un nombre invraisemblable d’hommes pour un objectif dérisoire, il se lancera dans une série d’actions symboliques mais dont les conséquences, dans un premier temps, affermiront sa foi en allant bien au-delà de ses espoirs les plus fous. Mais bientôt, par le jeu de l’échiquier planétaire, cette victoire apparente dévoilera son revers, un prétexte idéal dont ses ennemis useront et abuseront pour pousser à leur paroxysme l’hypocrisie, le pillage et l’oppression qu’il a cru combattre.

« Ce qui avait été conquis, c’était l’âme du monde, la conscience même qu’il ne pouvait rien exister d’une valeur plus grande et plus absolue que le « système économique global », le monde moderne et ses trophées matériels. »

On ne saurait dévoiler ici tous les rebondissements du roman, mais, après les horreurs des combats nigérians, Norman Spinrad pousse son roman à son paroxysme en décrivant l’usage au Proche-Orient de la force brute par les Américains et leurs machines, hideuse vision d’apocalypse d’un empire venant “sécuriser” des puits de pétrole qui ne lui appartiennent pas – une vision d’autant plus glaçante qu’elle n’est que redondance de faits historiques et ne relève donc pas de l’imaginaire –, faisant basculer des pays stables par le biais de manipulations de l’information et de fausses révolutions, usant de sa toute puissance pour ses intérêts propres en enrobant le tout de discours d’une hypocrisie abominable. Que l’on ne s’y trompe pas : c’est ici le monde contemporain que Norman Spinrad décrit, laissant la politique-fiction s’effacer devant l’interprétation glaçante du présent.

Un roman imparfait mais ambitieux

On pourra, au terme de ce roman, reprocher à l’auteur quelques facilités, notamment dans la première partie. Il est assez peu vraisemblable que le narrateur, s’installant à Paris en arrivant directement du Califat, ne soit pas placé par principe sous quelque forme de surveillance que ce soit, manque de vraisemblance qui s’accroît après la survenue des troubles manifestement liés au milieu islamique. On n’imagine guère que la police n’ait pas au moins un informateur infiltré dans les fêtes collectives des zones périurbaines où les actions terroristes prennent naissance. On imagine encore moins comment des milliers de bombes pourraient être déposées à plusieurs reprises devant les lieux les plus symboliques de la capitale, par une bande d’amateurs qui plus est, sans que nul ne s’en rende compte. Par la suite, quelques scènes apparaissent également peu crédibles, notamment lorsque cinq cent mille djihadis parvenant à la frontière koweitienne sont repoussés par le simple verbe du président des États-Unis, pimenté de surcroît, à l’horizon proche, par une explosion nucléaire qui ne suscitera pas le moindre opprobre, et au sujet de laquelle le roman fera ensuite l’impasse.

Autre imperfection du roman, il est difficile de ne pas signaler que si Norman Spinrad prend garde de ne pas tomber dans les caricatures ou les stéréotypes que ses thématiques appellent, la plupart des personnages secondaires ne sont guère que silhouettés, un manque d’épaisseur qui, grevant la densité et la cohérence du récit, donne l’impression que l’auteur, dans une trame complexe nécessitant la mise en scène d’individus originaires de dizaines de pays, ne se contente guère - sans doute par souci de mettre en scène avant tout l’affrontement entre les États-Unis et le Califat - que d’effleurer la multiplicité de ses composantes ethniques et géopolitiques.

Une destinée tragique et météorique

Malgré ces réserves – et l’on admet bien volontiers qu’un approfondissement complet eut nécessité des centaines de pages supplémentaires, au détriment, sans doute, de la tension conférée à la trajectoire du narrateur – Norman Spinrad parvient, en un peu moins de cinq cents pages et quarante-six chapitres brefs, à tracer le parcours hésitant, puis météorique, d’un individu que rien ne prédestinait à devenir un acteur majeur de la composante chaotique du monde. Ce fatum imprévisible, ce schéma qui peu à peu s’organise autour de cet attracteur central qu’est la religion, apparaîtra au gré du lecteur comme un facteur décisif de changement ou comme une succession d’erreurs aux conséquences effroyables.

Car Oussama, à chaque fois qu’il croit défendre sa religion ou sa foi, fait à merveille le jeu de ses ennemis, comme si, en définitive, seuls le diable ou le mal, au sujet de l’existence duquel il s’interroge, lui dictaient chacune de ses démarches. Comme si ses décisions ne lui étaient pas inspirées par la foi mais par un principe contraire, ou par une foi qui, appliquée à travers le prisme des visions partiales ou lacunaires du réel, ne saurait rendre les hommes capables d’anticiper les conséquences de leurs actes. C’est ainsi que le chaos des interprétations multiples et emmêlées de la sainte parole et des événements temporels poussera divers protagonistes à devenir facteurs et vecteurs d’apocalypse - jusqu’à ce qu’Oussama, le catalyseur final, commette une horreur irréparable dont tout laisse croire qu’elle ne sera guère plus efficace que les précédentes, mais qui détruira les fondements même de son monde.

La fiction de Norman Spinrad : un décryptage du présent

Avec « Oussama », Norman Spinrad, une fois de plus, contemple le monde contemporain avec un regard lucide et désespéré. Car le futur auquel il nous convie ne diffère pas fondamentalement de notre présent. Alors que des précurseurs comme Huxley et Orwell jetaient de regards prémonitoires sur nos sociétés, alors que Ballard observait leur évolution avec une acuité singulière, Norman Spinrad élargit l’horizon de ses prédécesseurs pour s’intéresser aux ressorts fondamentaux des déséquilibres planétaires. Une science-fiction mûre, adulte et âpre, qui s’appuie sur l’analyse du présent pour brosser, du monde contemporain et du futur proche, un tableau n’omettant ni leurs contradictions explosives, ni leurs incohérences terrifiantes.


Titre : Oussama (Osama the Gun)
Auteur : Norman Spinrad
Traduction de l’anglais (USA) : Niki Copper
Couverture : Couleurs d’image
Collection : Littérature étrangère
Éditeur : Arthème Fayard
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 478
Format (en cm) : 15,3 x 23,4 x 2,4
Dépôt légal : mai 2010
ISBN : 978-2213636917
Prix : 22 €



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La critique de « Il est parmi nous »


Hilaire Alrune
20 avril 2011


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