Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Amours sanglantes
Alain Dartevelle
L’âge d’Homme, collection « La Petite Belgique », fantastique/récit noir/science-fiction/ littérature générale, 108 pages, janvier 2011, 15 €

Eros et Thanatos, voilà un couple bien connu. En termes de littérature, le mariage de Sigmund Freud et de Carmilla a été maintes fois célébré, le thème du vampire décliné et pressé jusqu’à devenir exsangue, et la femme maléfique si souvent ramenée de la nuit des temps que l’on a cessé de s’en émouvoir. La Belgique, où officie Alain Dartevelle, n’est de surcroît pas exempte de créatures relevant à la fois du beau sexe et du monstre : ainsi, entre autres exemples, Jean Ray n’en fut-il pas tout à fait avare, tandis que Thomas Owen déclinait à foison le motif de la morte amoureuse.

En découvrant le volume intitulé « Amours sanglantes », recueil de nouvelles qu’avec un certain sens du second degré les éditions l’Âge d’Homme nous promettent « gorgées d’un érotisme pervers » on peut donc craindre d’avoir à arpenter des sentiers trop balisés et de glisser au long de pentes communes. Mais si le fil conducteur promis, « aussi rouge que le sang qui les entache, est apparemment l’amour fou des femmes », il ne l’est en effet qu’en apparence, et ce recueil, en huit nouvelles et une centaine de pages, propose des approches plus atypiques et variées que ne pourrait le laisser croire un tel regroupement.



Des nouvelles variées

Commenter des nouvelles sans en révéler la teneur représente un exercice difficile, mais souvent indispensable si l’on souhaite éviter de dévoiler les trouvailles de l’auteur et de diminuer sensiblement le plaisir du lecteur. “Les cadavres de l’amour”, récit bref d’une demi-douzaine de pages, fait partie de ces textes que l’on ne saurait trahir. Que l’on sache seulement que sa concision, sa férocité froide et veloutée, son ton diaboliquement banal et la mise en scène d’une existence affreusement spéculaire en font un de ces textes que l’on ne s’étonnerait guère de voir poursuivre son existence, dans les années à venir, à travers diverses anthologies vouées au rouge et au noir.
Si “Mégalomanie” n’a pas cette brièveté saisissante, c’est aussi parce que le récit, qui relève de la science-fiction et dans lequel on devine une pincée d’esthétique de genre rétrofutur, propose, à travers la relation naissante entre un séducteur et une jeune femme, et avec en arrière-fond les œuvres de Jonathan Swift, une interrogation sur la pluralité des mondes, la trame complexe du réel, la puissance de l’illusion, la pérennité du doute –celui-ci concernant aussi bien l’ensemble du monde que l’objet d’un amour– et la manière dont il est possible de s’en accommoder. Une nouvelle introduite par une citation du mémorable discours de Metz de Philip K. Dick ne pouvait, il est vrai, aborder d’autres thèmes.
Si “Sans cœur” relève également de la science-fiction, cette nouvelle apparaît plus cruelle encore que la précédente. Une fois de plus, nous ne révélerons pas le fondement de l’intrigue, mais l’on peut sans trop déflorer le sujet préciser que le récit s’interroge sur la possibilité pour une machine spécialisée dans les cœurs d’éprouver, au contact d’une belle, ne serait-ce qu’un fugitif émoi. Un organisme mécanique qui, ayant lu Nietzsche, réalise qu’ « il se passe en lui quelque chose qui serait comme si son âme allait déborder », ressent un trouble correspondant à une fonction spirituelle dont il ne savait pas être doté mais dont il espère bien se défaire, dans un final faussement optimiste et authentiquement grinçant.

Alain Dartevelle, on le voit avec ces exemples, ne se contente donc pas de mettre en scène d’éternelles redites entre Eros et Thanatos. La suite du volume ne fait que conforter cette première impression. Si l’auteur, sous forme d’une brève variante, cède à la tentation du vampire avec “Possession”, il met en scène, dans “Boulevard des allongées”, les vertiges du temps qui passe, de la confusion qui s’installe, et des fictions que l’on se fait à soi-même. Dans “Passionate Love” les cauchemars de deux personnages, dans une ambiance parfaitement rendue de zone équatoriale -trouble, moiteur et déréliction- finiront par se conjuguer en un final tragique. Quant à “Pop Art Inc.”, les amateurs et détracteurs du beau y apprécieront, bien plus que la relation trouble et complémentaire unissant un industriel et une passionaria de l’art, les dégâts que l’art moderne peut causer sous forme d’un « happening » porté par un désir quelque peu paroxystique de surpasser tout ce qui a été fait auparavant.

Un volume sobre, un ton original


Si l’on excepte la septième nouvelle, “Feu sacré”, la relation entre les deux sexes domine, la folie d’un des deux éclate, et, même si bien d’autres thèmes sont abordés par l’auteur, ces récits justifient le titre général d’« Amours sanglantes ». Pour autant, alors que l’on pouvait s’attendre à faire à travers ce volume ample moisson de femmes fatales, ces stéréotypes, bien loin de dominer le tableau, s’effacent au profit de schémas non canoniques, et encore moins répétitifs : ainsi le dandy tombé dans les rets de la séductrice peut-il se révéler à l’occasion tout aussi délétère, ou faire de cœurs féminins une moisson pas exclusivement figurée. Aussi ces « Amours sanglantes » ne sauraient être l’apanage d’une gent féminine qui, chez Alain Dartevelle, ne comprend pas que des spécimens redoutables, mais aussi des créatures qui se révéleront fatales à elles-même.

« Amours sanglantes », certes, mais ne nous y trompons pas : Alain Dartevelle prend soin de s’écarter des causalités trop classiques. Ses récits laissent aussi entendre que le crime ne succède pas obligatoirement à la passion. Il peut aussi l’accompagner, la précéder, et, à sa façon, l’anticiper. D’une certaine manière, peu importe la séquence : l’émoi et la mort sont si indissolublement liés qu’il n’est pas absolument nécessaire que l’un attende l’autre. Comme si le crime, en toute indépendance, pouvait coiffer sur le fil une ivresse qui ne serait plus un prélude, mais une concurrente. Comme si une œillade, une rencontre, une connivence, suffisaient à faire jaillir la faux de la camarde avant l’étincelle de l’amour. Comme si peu importaient les étreintes, et primait le caractère létal d’une passion par essence mort-née.

On l’aura compris : Alain Dartevelle, s’il danse à travers ce volume un tango glacé avec les genres –récit noir, conte fantastique, science-fiction ou littérature générale-, s’il se laisse aller à une valse dangereuse avec une faucheuse qui dissimule mal son rictus, n’écrit pas, malgré ses thèmes dominants, pour les lecteurs friands d’épouvante facile, d’hémoglobine à outrance, ou de sensualité trop visible. Son écriture reste sobre, précise, à mi-chemin entre la prose contemporaine et celle de ces auteurs de la première moitié du vingtième siècle, qui savaient qu’il n’existe pas de nouvelle réussie sans ambiance, et qu’il ne sert à rien de chercher à tout prix les effets. Huit nouvelles en apparence discrètes, mais dont la petite musique ne s’atténue pas aussitôt le volume refermé, et qui, derrière le masque ricanant de la mort, dévoilent les effrois et les épouvantes, les passions et les fascinations, les illusions et les doutes indissolublement liés à la condition humaine.


Titre : Amours sanglantes (Belgique, 2011)
Auteur : Alain Dartevelle
Couverture : Fernand Khnopff, La Cigarette (1912)
Éditeur : L’Âge d’homme
Collection : La Petite Belgique
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 108
Format (en cm) : 13,8 x 21 x 1
Dépôt légal : janvier 2011
ISBN : 978-2825141304
Prix : 15 €



À lire également sur la Yozone :
- Les amours sanglantes d’Alain Dartevelle
- La chronique de « La Belgique de l’étrange »


Hilaire Alrune
4 avril 2011


JPEG - 24.6 ko



Chargement...
WebAnalytics