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Belgique de l’étrange, 1945-2000 (La)
Eric Lysøe
Luc Pire, collection Espace Nord, 541 pages, fantastique, D/2010/6840/151, 8€

Avec ce quatrième volume consacré aux récits fantastiques de Belgique, Eric Lysøe poursuit son travail d’anthologiste, de préfacier et de bibliographe en rassemblant et en introduisant dix-sept textes publiés entre 1945 et 2000.



Il est toujours difficile de résumer une anthologie dans la mesure où les textes rassemblés, même lorsqu’ils ont été sélectionnés sur un critère de genre, de thème ou d’époque, sont rarement homogènes. Pourtant, les dix-sept textes rassemblés par Eric Lysøe peuvent être articulés autour de deux grands axes directeurs : la poésie et l’atmosphère. La plupart de ces nouvelles répondent en effet fortement à l’un ou l’autre de ces critères, lesquels nous paraissent prendre le dessus sur les aspects purement narratifs.

Les textes poétiques, tous brefs, justifieraient à eux seuls, si besoin était, l’existence de cette anthologie. “La Cathédrale de brume” de Paul Willems peut se résumer par son titre, une image poétique prise au pied de la lettre, un tableau magique, onirique, esthétique, qui de toute évidence résulte d’une idée ou d’une vision soigneusement exploitée. Dans “L’homme qui jouait les blues”, Guy Vaes entretient, à l’aide d’images à la fois sobres et parlantes, de musique, de sommeil, de mort, de sentiments, de ce que l’on donne et de ce que l’on prend. Quant à David Scheinert, il dessine avec “Le Gratte-papier” une fable surréaliste et fantaisiste, délicate et légère comme un film d’animation.

Les récits d’atmosphère sont plus nombreux et souvent plus sombres. Dans “Menaces”, Jacques Sternberg décrit la lente et terrible montée de l’angoisse, brosse le tableau de la folie qui guette la conscience – “Le Cœur révélateur” d’Edgar Poe n’est pas loin. “La Maison des dunes” de Liliane Devis, sur le thème de la maison maudite et de la hantise démoniaque, instaure en quelques pages une atmosphère de terreur et de folie, en un modèle de concision et d’efficacité. “Le Philodendron” d’Anne Richter évoque très fortement – l’anthologiste le signale d’ailleurs fort justement dans sa préface – une des plus fameuses nouvelles de Julio Cortazar, « La Nuit face au ciel ». Anne Richter avait vraisemblablement connaissance de ce texte avant d’écrire le sien, d’une part parce que cette nouvelle de l’Argentin a été traduite en français en 1963 dans le recueil « Les Armes secrètes » et que “Le Philodendron” lui est postérieur de quelques années, d’autre part parce qu’Anne Richter est non seulement auteur, mais aussi anthologiste de récits de genre. Considérons donc “Le Philodendron” comme un hommage, moins violent et moins puissant que l’original, qui souffre de menus défauts de structure, et également de langage : notons par exemple une formule comme « le fleuve roulait des eaux étales », témoignant soit d’une méconnaissance de cet adjectif, soit d’une volonté d’originalité au mieux maladroite. Une variante intéressante toutefois, qui fait également penser à un autre texte de Cortazar, « Continuité des parcs », où la réalité une fois encore, devient indiscernable de la fiction. Dans “Hoefnagel confondu” de Jean Baptiste Baronian, même si l’on peut s’interroger, comme au sujet du texte précédent, sur les limites de la recherche d’effets de style au détriment du sens des mots (citons par exemple :« Seuls, les yeux exhalèrent encore (….) quelques souffles de vie (…) » , on retrouve un talent évident pour l’instauration des ambiances, une atmosphère de terreur tout d’abord, de confusion dans un second temps. Ce texte oscille en permanence sur l’impalpable frontière qui sépare le réel du fantastique, redéfinissant ce dernier comme un bouleversement intérieur à la limite de ce choc esthétique que les praticiens désignent sous le nom de syndrome de Stendhal, un état d’âme né de nos perceptions, d’une fascination inattendue, brutale, durable, à laquelle fera suite un ancrage définitif dans les sens et dans la mémoire.

Autres nouvelles où l’atmosphère est très forte, et même déterminante,“Etrange Eclipse” de Gérard Prévot, récit de l’invasion progressive d’un auteur par la personnalité d’une jeune fille défunte, et “L’Iguane” de Jean Muno, le texte le plus long du volume – soixante-dix pages – qui conjugue visions, frayeurs d’enfance, prégnance de souvenirs et onirisme récurrent : « Je m’en souviens comme du rêve d’un rêve ». Atmosphère encore avec “Angelika” de Gaston Compère, vingt-cinq pages à travers lesquelles s’entremêlent désir, folie, malédiction, sorcellerie, et mort dans une de ces ambiances - humide, poisseuse, glauque et morbide - dont l’auteur a le secret, alors que certains amateurs de fantastique le connaissent sous une autre facette, celle de l’humour féroce de son « Cercueil Z 14 », qui marqua durablement les lecteurs lors de la publication du premier volume des « Trois saigneurs de la nuit » de Jacques Finné aux Nouvelles Editions Oswald. Dans “La longueur du temps”, Albert Dasnoy instille lui aussi une subtile inquiétude, même si le ton diffère considérablement des autres nouvelles du volume. Il s’agit en effet d’un conte « orientalisant » à forte teneur symbolique et philosophique dans lequel l’auteur fusionne diverses sagesses (les protagonistes ont des noms européens, proche orientaux, extrême-orientaux) et diverses interrogations à l’occasion d’une longue réflexion sur les limites et les frontières : limites de la nuit, de la peur, de la vie, de la géographie, de la connaissance, de l’attente. Si l’anthologiste cite fort justement Dino Buzzati dans sa préface, le récit de Dasnoy, par comparaison trop long et touffu, n’atteint pas la pureté dans le dépouillement des textes brefs de l’Italien, qui bien souvent confinent à l’épure. Avec “L’Ombre chinoise”, récit d’angoisse à la fois bref et référentiel, Nadine Monfils met en scène l’écrivain Thomas Owen ainsi qu’un des personnages de ce dernier, le rat Kavar, issu de la nouvelle éponyme.

Dans cet ensemble de nouvelles à connotation globalement sombre, deux textes apportent une bouffée d’oxygène bienvenue. Tous deux font sourire, même s’ils ne sont en définitive guère optimistes. Alain Dartevelle, avec l’excellent “Post-Mortem”, parvient en quelques pages à camper, sur le mode à la fois tragique et comique, un excentrique adepte de l’autodérision et quelque peu mégalomane qui s’amuse à se faire passer pour mort en faisant publier son décès et en envoyant des faire-part à ses proches. Mais cette fantaisie macabre et désespérée a son revers : en fin de compte le sourire s’efface, la folie n’est pas loin, la mort peut-être plus proche qu’on ne le pense. “La Bulle d’Eben-Ezer” de Dominique Warfa, texte lui aussi enlevé, notamment grâce aux réparties de ses protagonistes, paraît plus, parce qu’il est basé sur la recherche en physique fondamentale, relever de la science-fiction que du fantastique, mais il s’achève néanmoins sur un des ressorts fondamentaux de ce dernier : l’inquiétude.

D’autres nouvelles nous sont apparues moins intéressantes, mais, dans le domaine des anthologies, la subjectivité est inévitable. Passons donc plus rapidement sur “La Rébellion” de Bernard Manier, texte bref basé sur l’analogie et dont l’effet de chute peut apparaître quelque peu artificiel, “Le Voleur d’avoine” de Gabriel Deblander, un récit paysan marqué par une atmosphère lourde et tragique, et l’“Histoire très authentique de Georges de Nimy et de la verte bête des marais”, une fable médiévale d’André-Marcel Adamek.

Dans l’ensemble, les textes réunis dans ce volume délaissent donc un fantastique trop explicite pour privilégier des ambiances particulières. Pas d’accumulation d’effets, pas d’utilisation systématique de chute, mais la recherche soit d’un sentiment poétique, soit des atmosphères, des oppressions, des confusions et des terreurs bouleversant, dans des circonstances parfois peu éloignées de celles de la vie quotidienne, des individus ordinaires. En ce sens, bon nombre des nouvelles présentées se rapprochent plus de la veine classique que du récit fantastique contemporain, certaines d’entre elles semblant même se rattacher au moins autant au début du vingtième siècle qu’à une modernité que la période choisie (1945-2000) pourrait laisser attendre. Des textes « transitionnels » , donc, entre un dix-neuvième siècle finissant et le fantastique actuel moins subtil, mais aussi des textes auxquels cette caractéristique confère, paradoxalement, quelque chose d’intemporel : cet accent porté sur l’angoisse, sur l’atmosphère trouble et typique de ce que l’on peut nommer l’école belge de l’étrange, dont chacun connaît au moins les figures les plus marquantes que sont Jean Ray et Thomas Owen.

Pour chacun des textes, l’anthologiste propose en guise de préface une synthèse biographique fournie ainsi qu’une bibliographie détaillée. Autant d’éléments qui rehaussent l’intérêt de ces fictions, autant de pistes de lecture offertes à l’amateur. On découvre avec intérêt ces éléments qui démontrent que tous les éditeurs ne font pas le choix trop facile d’abandonner passion, érudition, et respect pour le genre. Notons en passant que l’anthologiste, qui est également auteur de fictions, n’a pas profité de sa position pour inclure ses propres textes dans l’ouvrage : une modestie qui ne devrait pas avoir à être signalée, mais, dans l’histoire du genre, la liste des anthologistes qui se sont obstinés à caser leurs rossignols au sein d’œuvres de valeur est si longue que toute exception à cette habitude mérite d’être saluée. Ajoutons, pour finir, que ce volume des éditions Luc Pire se présente sous la forme d’un énorme poche d’une sobriété élégante, qui, pour un coût des plus modiques, aligne plus de cinq cent pages et pèse son demi kilogramme. On ne voit guère en ce domaine, aussi bien en termes de qualité que de quantité, qui pourrait venir lui faire concurrence.

Texte - 311 octets
Coquille. La Belgique de l’étrange

Titre : La Belgique de l’Etrange, 1945-2000
Auteur : Eric Lysøe (anthologiste)
Couverture : Franz Massard - Fotolia
Éditeur : Luc Pire
Collection : Espace Nord
Pages : 541
Format (en cm) : 18,5 x 12 x 2,7
Dépôt légal : D/2010/6840/151
ISBN : 978-2507003067
Prix : 8 €



Hilaire Alrune
3 juin 2010


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