« Éclats de lumière jetés des lampadaires qui défilaient, transformés en noir par les vitres sans tain, capturés, l’espace d’une seconde, par le million de barbules de la plume, puis reflétés, en fractales d’or, rebondissant sur les flancs du van comme des ricochets de soleil. »
Scribble – autrement dit scribouillard, le narrateur – Beetle, Bridget, et Mandy, les Chevaliers du Speed, sont une bande de paumés errant à travers Manchester à la recherche de came. Pour Scribble, la quête est plus complexe que celle de ses comparses, car leur van contient aussi l’alien, la Chose-venue-de-l’espace, une créature protéiforme entre monstre à tentacules et mou de veau ramenée d’un des niveaux de réalité parallèle auxquels donne accès le vurt, la fameuse drogue que tous recherchent. Un alien qui est équilibre et contrepartie : en effet, dans ce même niveau de réalité parallèle, Vurt a perdu Desdémone, sa sœur incestueuse qui, hormis un destin peu enviable, n’a pas grand-chose à voir avec son homologue shakespearienne. Animé par l’espoir d’un échange réversible, il cherche à y retourner pour revenir à la situation antérieure.
« Il y avait du rire et de la folie dans l’air, et chaque réverbère faisait miroiter la plume Connaissance ; elle était noire, rose et or dans mes mains, et l’or était des plus beaux. »
Mais qu’est-ce donc que le vurt, cette drogue insensée qui se présente sous forme de plumes de couleurs et de qualités variables ? Des plumes que l’on ingère ou tout au moins se glisse dans le gosier, à moins qu’à l’occasion ce ne soit directement dans les chairs. Des plumes qui font passer dans des niveaux de réalité différents, en commençant par jingles et publicités (à l’évidence dénonciation de la télévision comme une drogue pleine et entière, l’auteur prenant soin de brosser comme en passant, dans le chapitre “ Un Idéal de vie”, une saisissante émission de télévision-poubelle), et ne sont pas sans similarités avec des programmes informatiques, comme on peut le lire ici et là, et comme le confirme le chapitre “Une chambre en Angleterre”. Des drogues fissurant ou reprogrammant à tel point le réel, comme chez Philip K. Dick, qu’elles peuvent emporter dans l’hallucination non seulement son consommateur mais aussi ses colocataires, qu’elles peuvent projeter des émanations dans la réalité, comme les serpenrêves dont la morsure est à éviter, ou garder des consommateurs dans son univers et faire des échanges avec la vraie vie – tel est le cas de Desdémone, contre la Chose-venue-de-l’espace.
Fort heureusement pour le lecteur qui peinerait à saisir la gamme et les implications des drogues rencontrées ou mentionnées au fil du roman, Jeff Noon insère des chapitres informatifs, monologues didactiques d’un mystérieux personnage nommé Maître chat. Des chapitres pas inutiles et même essentiels, pour tout apprendre, ou presque, sur l’English Voodoo, la Vurt verte, les Honey Suckers, la Thermo Fish (vous sentez les poissons nager en vous), le Crack Flowers, la Venus Dust, le Thunderwings, le Skull Shit (dont les propriétés sont pas sans évoquer le D-Liss, la drogue dickienne qui, dans « Le Dieu venu du Centaure », projette ses consommateurs dans l’univers idéal de Poupée Pat), le Curious Yellow, la Choke (il n’est pas possible d’y voir une référence au roman de Chuck Palahniuk, qui lui est postérieur), la Takshaka Yellow, la Berceuse bleue et quelques autres.
« Le Nanoshamp était une base de gelée contenant des centaines de bébés ordinateurs. Ils transformaient la poussière en données, lavant les cheveux, donnant des droïdlocks aux gens : l’accessoire rasta ultime. »
Le monde où l’on consomme le vurt n’est pas tout à fait notre présent, mais un futur dystopique dans sa juste continuation. Dans cet avenir esquissé à travers les errances des junkies, les chiens organiques sont le plus souvent remplacés par les robochiens des punks, les flics sont tantôt humains tantôt robots, la surveillance se fait à l’aide d’ombreflics en lesquels on peut reconnaître l’une des mille déclinaisons possibles des drones. Les nanotechnologies ne sont pas en reste : le nanoshamp, mais aussi les balles de Mandel (comprendre Mandelbrot, mais on peut penser aussi à Peter F. Hamilton, compatriote de Jeff Noon et créateur d’un Greg Mandel cyberpunk dont la première aventure fut publiée en langue originale la même année que « Vurt »), qui diffusent sous forme fractale, virale, dans les organes de leurs victimes encore vivantes mais d’ores et déjà irrémédiablement condamnées. Les frontières entre drogue et technique, entre science et magie elles-mêmes s’abolissent : ainsi, on ne saura jamais vraiment ce qu’est le vaz, pommade ou huile universelle (permettant par exemple de démarrer un véhicule en en enduisant une fausse clef), baume métaphysique ou grouillement de nanotechnologies permettant de reconfigurer le réel. Il y aurait même, du côté du vurt, des plumes aspirant les rêves au lieu de les générer – mais peut-être ne sont-elles que des illusions apparaissant dans l’un ou l’autre des niveaux oniriques générés par la drogue.
« Beetle n’était plus chair. Les fractales avaient pris possession de lui, se mouvant en tourbillons et en arabesques dans chaque recoin de son corps. C’était l’Homme Flamboyant, le feu d’artifice qui marche. L’obscurité fusait et éclatait sur son passage, et la pluie se transformait en étincelles au contact de sa peau. »
Bleu, noir, crème, rose, argent, jaune, telles sont les couleurs du vurt selon Maître Chat, mais les protagonistes semblent expérimenter bien d’autres variantes. Il n’y aura guère de limites, donc, pour cette cyber-hallucino-urban-fantasy qui emprunte autant à la science-fiction qu’à la légendaire imagination britannique. Aucun hasard si le bar récurrent se nomme le Slictueux Tove, qui renvoie au « Jabberwocky » d’un Lewis Carroll auquel il sera fait plus d’une fois référence, aucun hasard non plus si la rencontre avec Maître chat, où il est question des cinq étrangissimes niveaux du vurt, permet au Scribe d’apprendre que le cinquième niveau se nomme Alice – et n’oublions pas que Manchester, où se déroule ce roman, est particulièrement proche du Cheshire, comté du chat de Lewis Carroll. On sent également l’héritage d’un Philip K. Dick avec le phénomène de la Hante, qui permet à certains de réaliser qu’ils sont dans une hallucination et de la fuir pour rejoindre la réalité, avec ces paliers dans le vurt, des illusions nichées dans l’illusion d’où l’on n’est jamais tout à fait sûr d’être entièrement sorti – de la même manière que le rêveur doute rarement au sujet de la réalité du songe, le drogué se laisse facilement duper par ce qu’il croit être le réel. Allusion manifeste à Dick également avec une équation dotée d’une constante de Hobart calculant des équivalences entre degré de réalité et degré de vurtuité, et donc régissant les échanges entre le réel et certains niveaux du vurt – les lecteurs n’ont pas oublié un autre « effet Hobart » décrit dans « À rebrousse temps »). Ce Hobart serait d’ailleurs l’inventeur du Vurt, mais aussi mille autres individus encore, faisant dire à certains qu’il est “un nom ou un mythe, ou juste une histoire bien inventée, si bonne qu’elle a accroché, est devenue vérité.” Il y a donc dans ce « Vurt » bien des possibilités : la rumeur, Scribble le scribouillard, la plume du vurt, plus loin le clavier, tout peut devenir artifice de narration. Si ce délire narratif peut paraître structuré par une table des matières détaillée, difficile de savoir ce qui relève des visions et ce qui est du domaine du réel d’un bout à l’autre d’une quête qui n’est, en définitive, rien d’autre que le rêve d’un retour en arrière de nombre de toxicomanes – un retour en arrière dont la seule possibilité n’est elle-même bien souvent qu’une illusion.
« Serrant mon verre, je m’arrachai du bar et entrai dans le maelström en me glissant dans les espaces étroits entre les danseurs. Les uns étaient vêtus de noir, les autres de pourpre, de vinyle, de plumes, d’arcs-en-ciel, de chair nue, de fourrure, d’herbe et de fumée, de haillons, d’éclaboussures. »
À une époque où les publicitaires et ceux qui les répètent sans réfléchir parlent de romans « addictifs », certains pourraient être tentés de dire que ce premier roman de Jeff Noon provoque une certaine accoutumance. Il n’en est rien. Trop linéaire dans son déroulement, « Vurt » lasserait en continu, mais s’apprécie à petites doses. Trop brumeuse, trop défoncée, trop hectique, la quête de Scribble pour retrouver Desdémone n’est pas habitée par une tension narrative suffisante pour tenir le lecteur en haleine. Néanmoins riche et surprenant, inspiré à la fois par les délires dickiens, les fantaisies à la manière de Lewis Carroll et les errances sous opium façon Thomas de Quincey, mais en plus moderne et en plus trash, « Vurt » apparaît comme un ouvrage inclassable propre à faire sortir le lecteur des sentiers battus de la littérature de genre.
Titre : Vurt (Vurt, 1993)
Auteur : Jeff Noon
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Marc Voline
Couverture : Anna Parraguette
Éditeur : La Volte (première édition : 2006)
Site Internet : page roman
Pages : 349
Format (en cm) : 15,5 x 21
Dépôt légal : octobre 2024
ISBN : 978237049548
Prix : 22 €
Jeff Noon sur la Yozone :
« Jenny-les-Vrilles »
« Un Homme d’ombres »
« La Ville des histoires »
« Pixel Juice »
« NymphoRmation »
« Pollen »
une première chronique de « Vurt »