Babel ou la Nécessité de la Violence

De Saxus, roman, traduit de l’anglais (USA), uchronie victorienne, 763 pages, novembre 2023, 22,90€

Babel ou la Nécessité de la Violence

Rebecca F. Kuang

dimanche 23 février 2025, par

Au début du XIXe siècle, un jeune orphelin chinois est ramené en Angleterre par le professeur Lovell, éminent traducteur de l’université d’Oxford. Le garçon, rebaptisé Robin Swfit, a été élevé avec une gouvernante anglophone, et cette éducation bilingue le prédestine à devenir traducteur et surtout argentograveur.
Car dans cet univers, la magie des mots, gravés sur argent, leur étymologie, leurs sens... est bien réelle, et fait fonctionner des machines, construire des bâtiments, voguer plus vite des bateaux...
Avec les trois autres jeunes de sa promotion, dont deux métis comme lui, Robin découvre assez vite que ce pouvoir des mots permet à l’Angleterre d’asseoir son pouvoir colonial. Il rencontre son demi-frère, bâtard comme lui de Lovell, qui est entré dans la clandestinité pour détourner des barres d’argent au profit des opprimés.
Pour le jeune homme, c’est l’heure des choix. A qui, à quoi va sa loyauté ? Son pays, son tuteur, son université ?

Rebecca Kuang est à cheval sur deux cultures, et déjà sa précédente trilogie de « La Guerre du pavot » (Actes Sud, déjà plus ou moins épuisée) mettait en lumière les relations entre colon et colonisé. Ce monumental « Babel » va encore plus loin, avec une histoire émouvante et un discours engagé. Qu’elle ait raflé 3 prix majeurs de l’Imaginaire en 2023 n’est pas une surprise : chaque chapitre terminé nous conforte dans la certitude qu’on lit un très grand roman.

Je m’en voudrais de trop en dire, et de mal le faire. C’est l’histoire d’un gamin qu’on arrache à sa famille chinoise décimée par une épidémie, qu’on installe dans un manoir anglais et dont le précepteur (qu’on devinera être son père biologique) attend beaucoup. Le jeune Robin est traité comme un investissement : toute cette chance qu’il a d’étudier l’anglais, les langues mortes, de vivre dans ce confort occidental, ont une contrepartie : il doit exceller, faire honneur à Lovell, et lui devoir une fidélité absolue. Une première défaillance, un temps de faiblesse, lui vaut une rouée de coups : on lui rappelle qu’il n’est pas grand-chose.
Lorsqu’il entre à l’Université, qu’il intègre Babel, le saint des saints d’Oxford, là où se forgent les associations de mots et de langues qui permettront la magie de l’argentogravure, il se fait un premier ami, Rami, se prétendant prince indien. Viendront ensuite Letty et Victoire. La présence de deux filles est une nouveauté. Surtout que l’une est créole. À eux quatre, ils formeront un groupe solide, même s’il est traversé par les affres de la jeunesse, mais surtout le racisme et la misogynie de la part des autres étudiants, voire des professeurs.

Rebecca Kuang nous fait suivre leurs études étymologiques, leurs cours, et c’est bien plus approfondi et passionnant qu’« Harry Potter ». Avec une relative facilité, et un travail d’orfèvre traduit avec minutie par le non moins grand Michel Pagel, on plonge dans les mots, les langues, et tandis que l’intrigue glisse vers le pouvoir oppressif de la colonisation, on voit les ponts, les influences avérées ou supposées entre les mots, les langues. On voit aussi comment imposer une langue, ou la maîtriser, c’est imposer une façon de penser le monde. Et comment Oxford, en s’accaparant les compétences linguistiques de ses colonies, accapare le pouvoir via les barres d’argent gravées.

En rencontrant Griffin, et le groupe Hermès, Robin va se dessiller, abandonner les œillères imposées par Lovell, développer son esprit critique et voir qu’autre chose est possible. « Babel » parle aussi de l’engagement, de la révolte, du refus de l’oppression par le plus fort, du sens du sacrifice individuel au profit du progrès du plus grand nombre. En mettant sa loyauté à l’épreuve, en les missionnant comme soldats de l’Empire à Canton, Lovell provoque une réaction, une décision irrémédiable, qui les conduira à la révolte, à cette révolution qui pourra, s’ils l’emportent, bouleverser l’ordre établi et faire vaciller l’empire. Ils ne sont pas tous d’accord, notamment sur la violence du procédé. L’autrice, par ses personnages, notamment Griffin et Robin, rappelle malheureusement que seule la violence physique a jamais fait plier les oppresseurs. En ce sens, ces combats des minorités, des opprimés, des exploités, sont hélas toujours d’actualité, toujours brûlants, et la lecture de « Babel » n’en résonne que davantage.

C’est long et dense, dense et tellement riche, intelligent et passionnant. On a à peine le temps, comme Robin, de s’habituer au confort d’une nouvelle situation qu’un nouveau rebondissement vient l’attaquer, l’écorner, faire vaciller les certitudes. Dans le microcosme universitaire l’autrice laisse suffisamment de lueurs d’espoir à son héros pour lui permettre d’envisager de fermer les yeux, se couler dans le moule, devenir un rouage d’une machine bien huilée (et non un grain de sable comme Griffin). Elle laisse envisager la facilité de la lâcheté. Et longtemps, Robin y cède, jusqu’à ne plus pouvoir fermer les yeux, pour lui, pour ses racines, pour ses amis, et finalement pour tous les laissés-pour-compte du système impérial.

Une très belle uchronie, avec une pointe de science magique, beaucoup de linguistique, des thématiques sociales hélas intemporelles, et une solide amitié. Un très grand roman, qui se savoure, au rythme de l’Histoire alternative, jusqu’à ce que tout s’emballe et qu’on ne puisse s’empêcher de dévorer, tel le feu, les presque 200 pages de la dernière partie.

Ajoutons à cela que les éditions de Saxus ont fabriqué un très bel objet (et plus encore avec la version reliée, guère plus coûteuse), avec arabesque et fioriture en débuts de chapitres. Cela en ferait presque oublier son poids. Mais dites-vous que c’est celui du savoir, ou de l’oppression.


Titre : Babel ou La nécessité de la Violence (Babel, 2022)
Sous-titre : Histoire secrète de la révolution des traducteurs d’Oxford
Autrice : Rebecca F. Kuang
Traduction de l’anglais (USA) : Michel Pagel
Couverture : Volodymyr Feschchuk
Éditeur : De Saxus
Pages : 763
Format (en cm) : 21 x 14,5 x 6,5
Dépôt légal : novembre 2023
ISBN : 9782378763572
Prix : 22,90 €


Prix :
- Nebula 2023 (Meilleur roman),
- British Book Award 2023 (meilleure fiction),
- Locus 2023 (meilleur roman de fantasy)



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