Chomor (Le)

J’ai Lu, n° 14273, fiction, 798 pages, janvier 2025, 9,50€

Chomor (Le)

Martin Mongin

lundi 27 janvier 2025, par

« Nous sommes des représentants en solutions désespérées pour un film catastrophe qui se déroule dans le monde réel. »

Tout commence sur le littoral breton, où, lors de jeux d’enfants, le jeune Efflamm disparaît mystérieusement au fond d’une grotte sans issue. Nul ne le reverra jamais. Des décennies plus tard, Valère, qui faisait alors partie du petit groupe, revient sur les lieux de la disparition et, de manière obsessionnelle, cherche à comprendre ce qui a pu se passer. Dans cette première partie d’une centaine de pages, intitulée “Le Pilote », apparaissent des éléments – qu’ils soient des tendances comme le capitalisme et la destruction de l’environnement, des noms comme le Chomor, Jean-Michel Voruz, ou Victor Hugo – qui, courants souterrains du roman, reviendront de manière récurrente à travers les autres parties, qui ne cesseront de se répondre et de s’enrichir mutuellement.

« Les murs du bâtiment sont tapissés de documents qui semblent avoir été accrochés là sans logique apparente. Il pourrait s’agir des anciens registres du garage, mais elle aperçoit aussi des cartes d’état-major, des planches anatomiques, des cartes du ciel, des listes de valeurs boursières et même des dessins ésotériques qui ressemblent à des schémas d’acupuncture. »

Dans la seconde partie intitulée “La Machine”, Lausanne, une jeune étudiante rennaise, se trouve, comme par jeu, embringuée par une équipe dont le responsable, mémorable personnage du nom de Frédéric Mitch, s’est donné pour mandat de contribuer à sauver le monde – aux grands maux les grands remèdes, pour lutter contre le grand effondrement en cours, Lausanne se voit chargée de faire venir Bruce Willis lui-même. Farfelu ? Joyeusement, mais Martin Mongin, qui semble avoir fait sienne la maxime attribuée à Michel Audiard, “Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière” ne fait, avec Frédéric Mitch, qu’inaugurer sa galerie de personnages incroyables.

« C’est la fiction qui est du côté de l’action ! reprend l’homme. Les essais sont bons seulement à se secouer le mou du cerveau. Il n’y a que la fiction qui peut nous servir de guide. Les romans sont des manuels pratiques. »

Dans une troisième partie nommée “Les Canaris”, entre thriller, jeu et conte classique revisité deux enfants, Hécate et Thésilée, s’enfuient enfin du Cube, où, depuis longtemps victimes d’une captivité insensée, elles ont été le fruit d’expériences non moins insensées – obligées de jouer à des jeux vidéo tout en étant médicalement suivies, utilisées comme les canaris emportés dans les mines pour leur sensibilité aux intoxications au monoxyde de carbone, pour détecter un danger dont elles ignorent tout. Fuyant à travers une forêt hantée par des monstres, perpétuellement poursuivies par leurs ravisseurs, elles rencontreront, entre autres, un individu dont on comprendra par la suite qu’il s’agit de Jean-Marie Massou, un personnage haut en couleur du monde réel.

« Ce qui définit la réalité, c’est qu’elle finit toujours par dépasser la fiction. »

La quatrième partie intitulée “Les Portes – Vies et morts de Jean-Michel Voruz” apparaît comme un exercice borgesien mélangeant références réelles et références fictives. Il y est question du mystère de la vie et des œuvres de Jean-Michel Voruz, philosophe, militant, chercheur, auteur, qui après avoir prétendu, sans toutefois le prouver, être parvenu à gagner la célèbre chasse au trésor de la chouette d’or (laquelle, créée dans le monde réel en 1993, n’était pas résolue à la date initiale de publication de l’ouvrage, en 2022, puisque l’emplacement ne sera trouvé qu’en 2024) met lui-même en place une nouvelle chasse au trésor, la Grande Traque, dont le but ultime serait le Chomor, répondant peu ou prou à la définition qu’en avait suggérée Frédéric Mitch. On s’amuse beaucoup dans cette fiction truffée de fausses citations de personnages souvent réels. Mention spéciale à l’apparition subite du terme Chomor dans l’esprit d’Alejandro Jodorowsky, alors en train d’effectuer une divination taromancienne pour Jean-Michel Voruz, mais on trouve aussi, au fil du texte ou en notes de bas de page, au gré de supports de publication eux aussi authentiques ou imaginaires, bien d’autres personnages réels comme les philosophes Tristan Garcia, Claudine Tiercelin, Grégoire Chamayou et Gilbert Simondon, la psychanalyste Élisabeth Roudinesco, l’écrivain Éric Vuillard ou la journaliste Nelly Kaprièlian.

« Une solution, c’est vous qui me dites ça ? La seule solution c’est la communication, c’est tout. On n’a rien d’autre. »

Cinquième partie, “La Pyramide” met en scène avec une ironie constante les techniques par lesquelles on fait avaler aux populations les centres d’enfouissement de déchets nucléaires et autres types de pollution définitive. Elle dévoile également les travers des agences françaises pour lesquelles il n’existe pas d’autre risque que médiatique (traduisez : pas d’autre risque pour les élites à leur tête, qui en cas de remous se feront éjecter par leur ministère vers un poste à peine moins juteux), sorte de dérive à la soviétique que l’on a vu croître au fil des dernières décennies, où mots et mensonges deviennent credo : seule compte la « com », désormais ubiquito-prioritaire, obsessionnelle, remède universel, solution ultime à l’insoluble, à l’inavouable, et force de vente d’un avenir censément plus radieux qu’irradiant. Sous la plume frondeuse de Martin Mongin, à travers les péripéties de protagonistes au fil des réunions d’information et des pérégrinations souterraines, cette partie apparait peut-être comme à la fois la plus tragique et la plus féroce du volume. Effaré, le lecteur qui n’a pas encore eu affaire à ce type de situation rira jaune plus d’une fois en en apprenant beaucoup sur les stratégies d’enfumage et de manipulation. Toute ressemblance entre le professeur Pellegrin du roman et le professeur Pierre Pellerin (à qui, à l’époque de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, l’on attribua – à tort – l’affirmation disant que le nuage radioactif s’était arrêté à la frontière), ne saurait être bien entendu que pure coïncidence.

La sixième partie, “Le Messager”, apparaît comme un road-movie pédestre où les personnages ayant quelque peu semé la zizanie chez les grands promoteurs de l’Atome, avec à leurs trousses les pouvoirs publics et les terrifiants Mâchecroutes, traversent la France en déréliction d’un futur proche. Mais ils ont plus d’un tour dans leur sac, et toujours un petit coup d’avance. En effet leur fuite est surtout la préparation du projet suivant : il s’agit pour eux de retrouver deux personnages inénarrables (fabuleuse idée que de reprendre deux autres excentriques du monde réel, oscillant entre art brut et psychiatrie, les inénarrables Étienne Robillard et Jean-Claude Ladrat, connus l’un pour fabriquer des fusils à tuer la misère, l’autre pour bricoler de prétendus engins spatiaux), et en leur compagnie de préparer l’abordage et le piratage d’un vaisseau conjoint de la Nasa, de l’Agence Spatiale Européenne et de Space X lancé en direction de la comète Oumuama, alias Le Messager. Aidés par le Glyptikon, un avatar de la machine Énigma dérobé au professeur Pellegrin, par l’évolution foudroyante d’Hécate et Thésilée (lesquelles ressemblent de plus en plus aux jumelle Zorn des « Babylon Babies » et « Satellite Sisters » d’un Maurice G. Dantec qui sera nommément cité un peu plus loin), par un vaisseau composé de bric et de broc (on goûtera tout particulièrement l’écoutille à base de portière de vieille 4 L !), quelques-uns des protagonistes, parmi lesquels Jean-Michel Voruz et Jean-Marie Massou, vont prendre au sens propre leur envol. C’est drôle, c’est décomplexé, c’est farfelu… et ça fonctionne !

Au lecteur de choisir sa voie à travers la septième partie, “La Maison-Dieu”, elle-même composée de cinquante-neuf sous-chapitres constituant un jeu façon « un livre dont vous êtes le héros ». Le lecteur, dans la peau de la mairesse de Rennes, est censé, à travers la visite guidée de la ville, récolter le maximum de points sur les échelles d’une ville connectée, intelligente etc. selon le triste festival d’une novlangue technocratique devenue ubiquitaire. Cette partie voit s’intriquer deux cauchemars : celui d’une ville future propre sur elle qui n’est plus rien d’autre que sa propre vitrine, celle d’un néant stérile où tout est à la fois élan vers le futur et présent voué à la consommation (du moins pour ceux qui en ont les moyens), et celui d’une visite qui tourne à la catastrophe avec l’arrivé de Bruce Willis (enfin !), des jumelles Hécate et Thésilée et autres individus de l’autre bord (sans compter le retour du vaisseau spatial des farfelus) qui vont semer une joyeuse zizanie. Au gré de ses choix, le lecteur fera le tour de tous les sous-chapitres et pourra même – volonté maligne de l’auteur ou erreur d’aiguillage – s’y perdre en un circuit sans fin, mais non sans humour.

La huitième partie, malicieusement nommée “Le Grand Huit” pour commencer à boucler la boucle, ramène le lecteur dans la région abordée en tout début de volume. Un journaliste en retraite, rongé par l’ennui, revient à titre personnel sur une enquête inaboutie au sujet d’une série d’incendies criminels inexpliqués. Au fil de ses investigations, il rencontrera des biens mystérieux artistes, une série de toiles nommées en abîme “Le Pilote”, “La Machine”, “Les Canaris”, “Les Portes”, “La Pyramide”, “Le Messager”, “La Maison-Dieu”, et enfin, ailleurs, dans l’esprit même d’un monstre inattendu, “Le Grand huit”. Une boucle au bout de laquelle notre investigateur plongera dans la grotte où tout a commencé et en même temps dans une neuvième partie intitulée “Postface” attribuée à une Alodie Noilhat précédemment rencontrée dans les remerciements en ouverture de volume. Nous ne dirons rien ou presque de cette neuvième partie où viennent se rassembler bien des fils narratifs et des personnages de cette histoire, et où, peut-être, tout se nouera ou se dénouera.

Mais au fait, qu’est donc le Chomor ? Dans la première partie un mystère, un jeu, une quête, peut-être un lieu. Dans la seconde, le point de vulnérabilité, le talon d’Achille d’un monstre, de l’apocalypse, de l’effondrement en cours. Le Chomor se précise, ou se floute, au fil des parties suivantes. Serait-ce le show more, qui, selon le principe littéraire du show, don’t tell, en montrerait plus en en disant moins ? De notre côté nous n’en dirons pas plus, et laisserons au lecteur le plaisir de le saisir pleinement – ou non – au fil des péripéties de l’histoire. Et puis, le lecteur curieux pourra aussi s’intéresser à d’autres concepts comme le Terateratos, le nœud mallarméen, le projet Zaratan ou encore l’Eirunor.

On regrette qu’au vu de son épaisseur (près de huit cents pages dans cette édition de poche), un tel volume fasse l’économie d’une table de matières qui aurait été utile. Quoiqu’il en soit, il ne faut pas se laisser impressionner par le nombre de pages. L’écriture est d’une fluidité telle que les parties – au sens à la fois littéraire et ludique, car ce « Chomor » est aussi sous-titré « Manuel des joueurs » – s’avalent les unes à la suite des autres, se répondant et se complétant au gré d’une construction virtuose. Avertissement lucide et décalé sur l’effondrement qui nous pend au nez, effarant mais joyeux, sérieux mais frondeur, ce « Chomor », servi par une fantaisie particulière et d’un bout à l’autre savoureux, fait partie de ces inclassables qui n’appartiennent à aucun genre et peuvent plaire à tous.

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Titre : Le Chomor
Auteur : Martin Mongin
Couverture : Studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Tusitala, 2022)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 14273
Pages : 798
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : janvier 2025
ISBN : 9782290395585
Prix : 9,50 €




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