Tomi Motz, ingénieur chez Voltang, est soudainement envoyé contrôler les installations du barrage de Seyvoz. Sa mission est précipitée, imprécise, il ne dispose que du nom d’un technicien local, Brissogne, qui doit l’accueillir. Mais, au terme d’un voyage de plus de sept heures en automobile depuis la capitale, il ne le trouve pas sur le lieu de rendez-vous. Motz s’installe à l’hôtel du cru en comptant trouver Brissogne le lendemain. Il ne le verra jamais.
Motz cherche Brissogne, tourne autour des installations électriques, arpente les lieux. Dans sa chambre d’hôtel il lit Flaubert, se réfère à « Game of Thrones », enchérit à distance sur une statuette congolaise, échange ici et là un message avec sa fille. S’il est ingénieur de formation, il n’est pas absolument cartésien : il a l’air de croire aux pouvoirs magiques de la statuette, après avoir vécu une étrange expérience africaine. Et peut-être n’est-il pas absolument stable en lui-même : s’il note chaque nuit ses rêves à l’occasion d’une phase de réveil nocturne, lorsque les souvenirs du songe sont encore complets et intacts, c’est avant tout pour les rapporter à son psychanalyste.
« La violente mélancolie qui l’a envahi au saut du lit s’est renversée au dehors, elle a basculé de l’autre côté du pare-brise, elle se répand dans la vallée et tout se passe comme s’il roulait au ralenti dans son propre cerveau. »
Dès lors, on s’étonne moins de voir sa mission se transformer en une étrange errance entre présent et passé. Malaises et chutes attribuées à des baisses de tension seront – peut-être – les déterminants de ses visions, à moins qu’une note de confusion lui fasse voir les choses telles qu’elles ne sont pas exactement. Et son hôtel perpétuellement affiché « complet » mais où il ne verra jamais personne, pas même l’employée qui se contente de déposer ses repas devant la porte, finira par apparaître comme une sorte d’Overlook Hôtel à la « Shining » qui, sans autre protagoniste qu’un chien venu gratter à sa porte, participera à l’épisodique sensation de vacillement du réel.
« À mesure qu’ils s’enfoncent dans le lac, l’eau se peuple d’une faune et d’une flore insoupçonnées, algues immenses et phosphorescentes, logues herbes aquatiques d’un vert émeraude, nénuphars des bas-fonds qui reflètent la lumière, tapis de characées fluo, planctons et lucioles, élodées d’un vert pomme éclatant, une jungle marine étincelante – l’hydroélectricité a-t-elle fait prospérer ce biotope prodigieux ? »
À travers le récit des quatre jours d’errance de l’ingénieur Tomi Motz sont abordés bien des aspects oubliés du passé, par exemple les tragiques accidents lors de l’édification du barrage – inévitable sacrifice au Moloch de la technique et des grands projets – la résistance vaine des habitants du village bientôt englouti déplacés de force, le déplacement des morts eux-mêmes d’un cimetière à un autre ou l’histoire des cloches du village. La prose est simple, sobre, le récit intégralement narré au présent. Si la multiplication des noms de marques ou équivalents (Braun, Marlboro, Timberland, Passat, Clio, Nicorette…) est sans doute intentionnelle et destinée à accentuer l’aspect réaliste de certains passages, leur récurrence donne par moments des allures de prospectus publicitaire à un récit qui fort heureusement sait basculer vers des tonalités plus oniriques. En tout juste cent pages, Maylis de Kerangal et Joy Sorman déroulent un récit interstitiel, inclassable, entre fantastique et dérive psychogéographique, qui, si « Seyvoz » demeure imaginaire, prend sa source et trouve des échos dans l’histoire de tous les barrages d’envergure du monde.
Titre : Seyvoz
Auteur : Maylis de Kerangal et Joy Sorman
Couverture : Patrice Cartier / Bridgeman Images
Éditeur : Gallimard (édition originale : Inculte, 2022)
Collection : Folio
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro :7423
Pages : 115
Format (en cm) : 11 x 17,6
Dépôt légal : septembre 2024
ISBN : 9782073054258
Prix : 6,90 €