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Requiem pour Elfe Noir
John Gregan
Mnémos, Icares / Fantasy, roman traduit de l’anglais (Hongrie), dark-fable multigenres, 285 pages, mai 2008, 22€

J’en appelle ici à ma mémoire, et à votre imagination…

Imaginez une ville portuaire dans laquelle vivent enclavés les peuples féériques.
Imaginez qu’autour, frontière infranchissable, les humains aient dressé barrières hérissées de barbelés et tourelles mitrailleuses, se protégeant de la lie inhumaine et du désert voisin.
Imaginez qu’à l’intérieur, le monde soit déliquescent, les pires vices humains y soient exacerbés, les trafics, la violence, la déchéance.
Imaginez qu’un elfe noir, Alfar, déchu de son grade d’élite, sorte de son apathie et de sa chambre de motel pourri pour mener l’enquête sur la mort du dernier lutin, un fait dont personne n’a rien à faire…



« Requiem pour Elfe Noir », c’est tout ça.

Stylistiquement, on appréciera le titre latin de chaque chapitre (et traduit par l’éditeur, je dis grand merci), issu de la messe des morts du Requiem, ajoutant une dimension encore plus baroque. Le récit est vif, sans le moindre temps mort, et on vit, et on souffre, au rythme des tribulations, dont Alfar est le jouet plus souvent que l’acteur, à mesure que les pages défilent.

Dans la lie du Ghetto des Fées, on trouvera le portrait fidèle des pires travers humains, comme un anthropomorphisme de fantasy. Même les interactions entre les personnages hésiteront entre l’atavisme de leur nature et une humanité qui les incite à l’illogisme dont seuls les hommes sont capables, à la pitié pour l’Autre comme à la cruauté pour son frère de sang… Cette ambivalence les arrache aux stéréotypes habituels de la fantasy, dont le roman s’empare d’éléments mais semble refuser une grande partie des codes.

Car c’est dans le fond plus que dans la forme que « Requiem pour Elfe Noir » nous ravira jusqu’aux tréfonds de l’âme. John Gregan emprunte à tous, et magnifie…

Touche-à-tout mythifiant


L’enquête menée par notre héros lorgne un moment du côté des « Garrett, détective privé » de Glen Cook (l’Atalante / J’ai Lu Fantasy), avec un peu moins de gouaille mais la même noirceur héritée de Raymond Chandler (un auteur classique à (re-)découvrir ici).
Néanmoins, par sa mise en scène de nombreuses races dans un contexte moins guerrier que la fantasy habituelle, « Garrett… » est probablement la référence la plus proche. Mais « Requiem pour Elfe Noir » est plus futuriste, plus urbain… Plus « Shadowrun » que « Donjons & Dragons », pour parler jeux de rôles.

La frontière et l’étrange véhicule blindé qui y patrouille ne sont pas sans rappeler les « Mad Max » de Georges Miller, et l’ambiance de fin du monde, fin d’un monde, n’y est pas non plus étrangère.

Le prophète du désert, s’il fait immédiatement penser au vagabond aveugle des « Enfants de Dune » de Frank Herbert (adapté à l’écran il y a quelques temps), s’avère finalement plus complexe, entre le super-guerrier de manga et le templier noir du jeu « Starcraft » de Blizzard. Mystérieux, omniscient, quasi-omnipotent… et mortel en combat rapproché.

La société matriarcale des elfes noirs, tout comme ces derniers, trouve sa source dans « Les Royaumes Oubliés » et le héros Drizzt Do’Urden, créé par R.A. Salvatore. Une excellente série, rééditée aujourd’hui chez Milady.

Mais ne réduisons pas ce roman à de multiples emprunts. En lui-même, il est très novateur, et je serais tenté d’en attribuer le mérite à la non-appartenance de l’auteur aux écoles anglaises et américaines, même si on ne peut que constater qu’il connaît parfaitement ses classiques, et plus, la multiplicité des média évoqués ci-dessus est éloquente (la liste n’étant pas exhaustive, et nourrie de mes seules connaissances).
Bien que d’origine hongroise, né en 1948, Janos “John” Gregan a grandi et vécu en Angleterre (où il enseigna l’histoire médiévale), de 1957 à 1992, année de son retour à Budapest. Ainsi, peut-être mieux que le polonais Andrzej Sapkowski (voir la critique du « Dernier Vœu », aussi sombre mais bien plus médiéval), il illustre les liens culturels qui unissent l’Europe de l’Est au reste du monde.

Les féériques, les humains, les monstres


L’histoire peut sembler classique. Après avoir frôlé les sommets, Alfar, notre héros, a chuté, s’est retrouvé dépouillé de tout, banni de son peuple. Il lui faut du temps pour encaisser, et un soupçon d’intérêt pour la vie pour ne pas se laisser crever au milieu de la misère et la crasse qui sont désormais son quotidien. C’est pour cela qu’il s’accroche à un fait apparemment anodin, la mort d’un lutin. Et découvre que c’était le dernier de sa race. Le dépositaire d’un livre qu’apparemment certains veulent récupérer, peu importe le prix et le sang versé…

Entre deux passages à tabac par ses anciens compagnons, notre elfe plonge dans le Ghetto des fées, dans les bas-fonds de ce qu’il croyait être déjà le fond. Et de constater que les hommes ont perverti les peuples féériques, les contaminant de leur goût malsain pour l’alcool, le sexe, la violence, l’humiliation de son prochain. Alfar croise une ondine alcoolique, une fée strip-teaseuse, un gang spécialisé dans l’esclavage sexuel…

Mais son enquête le pousse aussi sur la trace des hommes. Quelques expéditions dans les usines polluantes et radioactives qu’ils ont laissées derrière eux, voyages guère reluisants qui le conduiront à vouloir franchir la frontière, malgré son Cerbère de métal.

Guidé par son messie du désert, un flingue bourré de féériballes (« un truc qui dépote », dixit notre héros dès la quatrième de couverture) qui lui reste collé à la main, Alfar devient un espoir comme une bête noire pour les peuples du Ghetto, pourchassé par tous, de moins en moins maître de sa vie…

Un nouveau classique


Coup de cœur et coup de foudre 2008 que ce roman foisonnant, presque trop court à mon goût, ultra-contemporain, visuel, surprenant, extrême, dont la couverture de Marc Simonetti donne un avant-goût sombre et délectable.
Les rebondissements (dont je ne vous ai rien dit, ma mémoire n’étant pas absolue, et surtout pour ne pas gâcher votre lecture) ne nous laissent, pas plus qu’à Alfar, le temps de reprendre notre respiration, et le bouquin se dévore d’une traite, avant de relâcher son souffle et d’écraser une larme. Car oui, c’est fini…


Titre : Requiem pour Elfe Noir
Auteur : John Gregan
Traduction : Éléa Drax
Couverture : Marc Simonetti
Editeur : Mnémos
Collection : Icares / Fantasy
Pages : 285
Format (en cm) : 15,6 x 23,6 x 2,7
Dépôt légal : mai 2008
ISBN : 978-2-35408-032-7
Prix : 22 €



Nicolas Soffray
9 octobre 2009


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