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Contre-Jour
Thomas Pynchon
Éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie, roman, traduit de l’anglais (USA), imaginaire - steampunk, 1206 pages, 35€

Fabuleuse fin de siècle sur fond de rapports de force internationaux et conflits familiaux sur une Terre vaguement alternative, s’éparpillant pour mieux peindre les multiples facettes de l’humanité.

Essayons de faire court… De la lumière de l’Exposition Universelle de Chicago de 1893, tous espèrent voir émerger une nouvelle ère.
Néanmoins, le mépris du monde ouvrier, et des mineurs syndiqués en particulier, affiché par des grands patrons comme Scarsdale Vibe, n’augure rien de neuf pour ce nouveau siècle.



Webb Traverse en fait les frais : pour s’être improvisé bras armé de la justice sociale à coups de dynamite, Vibe envoie deux tueurs l’abattre. Charge à ses enfants de venger sa mémoire, qu’ils le veuillent ou non, et de reprendre son flambeau, quels qu’aient été leurs projets.
Une chasse à l’homme en dents de scie, perturbée par les aléas de la vie (mariage, avis de recherche, études, voyages, idéaux déçus, rejet de l’héritage paternel), qui va entraîner les fils Traverse au cœur des évènements de cette époque charnière, leur faire côtoyer des personnages également ballottés par un destin qu’ils n’ont pas choisi : détectives ou espions, membres de sociétés secrètes, jeunes éphèbes gays et belles nymphes peu farouches, révolutionnaires balkaniques ou mexicains, militaires et fanatiques, sans parler des scientifiques et mathématiciens de tous bords qui s’affrontent à coups de découvertes sur la lumière, l’éther, les vecteurs et autres quaternions, avec autant de violence que les grandes puissances militaires occupées au Grand Jeu en Europe, qui tracent des voies de chemin de fer sous couvert de chercher la mythique Shambhala et ses antiques secrets…
Et flottant au-dessus de ce petit monde qui subit autant qu’il provoque malheurs personnels et péripéties mondiales, une bande d’aéronautes obéissant à d’obscurs commanditaires parcourt la planète au gré des vents, appréhendant la venue d’envahisseurs d’une réalité parallèle…

C’est confus ? C’est normal. Thomas Pynchon aborde de nombreux sujets, et manipule presque autant de personnages dont les existences vont se croiser tout au long des 1200 pages de son roman. Difficile de résumer la démarche de l’auteur, plus encore que l’histoire qu’il déroule.
Les thèmes abordés sont multiples, du syndicalisme à la vendetta, de la pénitence au sacrifice, de l’amour à la haine, de l’absurdité de la guerre en général. Et le tout dans des styles très différents : de la chronique sociale lorsqu’il évoque le sort des mineurs du Colorado, il passe par des scènes dignes du western lorsque les fils Traverse pourchassent les assassins de Webb, énonce des hypothèses mathématiques dans les universités américaines ou allemandes (parfois peu compréhensibles pour le lecteur néophyte en physique…) ou déroule de longues tirades philosophiques dans les clubs anglais ou vénitiens. Sans oublier la peinture du monde du spectacle new-yorkais, échevelé et délirant, ou l’irréalisme de l’atmosphère mondaine des sanatoriums européen. Pour finir par les délires mystiques au cœur de la taïga ou sous la houlette d’un chaman du désert mexicain.
Mais à chaque chapitre, on se sent parfaitement immergé dans le moindre microcosme tissé par l’auteur, d’autant que la richesse des phrases, parfois presque surchargées d’adjectifs, suffit à nous faire oublier qu’il existe un univers autour de ses personnages, à l’image d’une sorte de théâtre total, où chaque scène serait jouée comme si elle était la seule importante de toute l’histoire.

Tout le paradoxe de ce « Contre-Jour » est là. C’est un pavé de 1206 pages, une aventure à travers le monde étalée sur une trentaine d’années, et il convient de s’y plonger totalement pour en saisir la globalité, sans se laisser distraire.
Le problème, c’est que Pynchon accumule des distractions, par le foisonnement d’évènements que vivent ses héros, dont il nous livre parfois le moindre détail. Et qu’il est difficile de trouver un sens à tout cela, surtout quand l’auteur vous met des bâtons dans les roues.
La multiplication des personnages, une bonne dizaine au rôle suffisamment important pour qu’il leur soit confié le point de vue narratif d’un chapitre, espace d’autant leur apparition, dès lors qu’ils quittent tour à tour le cocon familial pour aller courir le monde dans des directions opposées. Ce qui fait des occurrences toutes les 150-200 pages, en prenant en compte les rencontres fortuites entre connaissances communes. En effet, les frères Traverse s’échangent fréquemment des nouvelles de leur santé via des amitiés fugaces plus efficaces que les pigeons voyageurs ou la poste restante (par exemple : Reef, dans les Balkans, travaillera avec l’héritier d’une plantation de café au Mexique, qui embauchera Frank une fois revenu au pays, quelque temps plus tard).
À ce propos, la question du temps est également problématique. Si Pynchon en fait un thème majeur de son histoire, via l’étude de la diffusion de la lumière dans l’éther et les prototypes de machines temporelles, il semble fâché avec les calendriers, ne consentant à ne nous donner qu’au compte-gouttes des détails chronologiques rarement plus précis que la saison et l’année. Ou bien c’est l’extrême inverse, juste le jour de la semaine. Ce qui ne facilite guère la perception des pérégrinations de chacun dans l’Europe secouée de troubles, ni ne permet de réaliser la concomitance ou la succession d’évènements pourtant géographiquement proches, ou alors avec 200 pages de retard, lorsque deux personnages réalisent qu’ils ne se trouvaient qu’à deux rues l’un de l’autre tout leur séjour durant.

J’aimerais dire qu’il faut lire « Contre-Jour » d’une traite pour l’apprécier. Mais entre le fond, la forme et la longueur de ce roman, c’est chose impossible. Au contraire, le temps, cet élément si présent dans l’histoire et si absent du texte, est nécessaire pour assimiler les multiples aventures de chacun, bien en percevoir les conséquences sur lui et sur les autres.
Prendre son temps, un ou deux chapitres par jour (ce qui représente déjà bien une à deux heures de lecture quotidienne), quitte à s’armer d’un carnet de notes pour ne pas perdre le fil. Instiller une lenteur presque indispensable, pour savourer un texte toujours magnifique quel que soit le ton employé, chaque chapitre presque indépendant, alignant les morceaux de bravoure avec une déconcertante facilité. Même si on estime parfois que cette excellence vire à la surenchère lorsqu’elle atteint une telle épaisseur de papier, tellement foisonnante qu’on a la sensation qu’elle se fragmente et s’éparpille, au-delà de ce que la mémoire peut retenir et corréler, tellement variée dans ses avatars qu’on a parfois du mal à assimiler la succession d’évènements disparates.

Mais après tout, on s’en moque. Vraiment. On n’est pas dans un roman policier, on ne cherche pas à deviner à l’avance qui va faire quoi, ce serait de toute façon peine perdue, tant les personnages de Pynchon empruntent des voies détournées. On fait confiance à l’auteur pour que tout soit cohérent. Et on se délecte de son style et des aventures qu’il fait traverser à ses personnages, révélant par le tragique ou le cocasse leur caractère profondément humain, imparfait, qui fait d’eux des hommes et des femmes capables du meilleur comme du pire, dans la manière dont ils (dés)honorent leur famille, qu’ils (mal)traitent leurs amours, qu’ils plongent dans la boue, volontairement ou non, qu’ils s’en extraient, seuls ou pas.

Je terminerai par quelques mots sur le côté fantastique du roman. C’est ici plus que dans n’importe quel roman de SF un prétexte pour l’auteur, pour remodeler l’histoire, en conserver les grandes lignes mais tracer de nouveaux intérêts, pour la doubler d’une mystique propre, qui dans les interventions des Casse-Cou et les rivaux de Tesla, navigue entre Jules Verne et le steampunk.
Thomas Pynchon donne corps à la peur du progrès électrique par une résurgence parfois physique de craintes superstitieuses, via le médium de l’éther, avant de l’oublier, de l’enterrer sous la guerre entre les hommes, et permettre au vingtième siècle de connaître la gloire de la lumière électrique. Ainsi, les quelques espoirs de rencontrer du surnaturel dans le roman meurent plus ou moins à la fin de la seconde partie, et n’émaillent que discrètement la suite, s’inscrivant dans une sorte de normalité du monde réel (pour qui en a conscience), et ne trouveront pas tous une réponse finale satisfaisante.

Un grand roman, difficile, rebutant à chaque réouverture mais plaisant à chaque instant de lecture. On se demande longtemps où va l’auteur, avant de comprendre qu’il faut cesser de s’interroger, et juste le suivre. Ne pas non plus espérer une fin, et se satisfaire que Pynchon ne nous laisse pas dans l’expectative du devenir final de ses personnages, frôlant le happy end au regard des évènements antérieurs.
Un roman à lire, pour qui s’en sent le courage et la volonté d’en venir à bout, en a le temps et l’endurance. Sans l’entrecouper d’autre chose, pas même les journaux, au risque de sembler voir l’histoire (et l’Histoire) se répéter.
Un texte incomparable dans son foisonnement tant stylistique que narratif, aussi ne me hasarderai-je qu’à d’imparfaits constats : dans le souvenir que j’en ai, il me rappelle le « Dr Bloodmoney » de Philip K.Dick ou le récent prix Hugo « Rainbow’s End » de Vernon Vinge, ce souvenir plus ou moins lointain d’un roman au récit éparpillé, qu’on a pris plaisir à lire mais qu’on repose un peu déçu sans trop savoir pourquoi, et qui quand on y réfléchit a pourtant tenu toutes ses promesses à défaut de combler nos espoirs.

Titre : Contre-Jour (Against the Day, 2006)
Auteur : Thomas Pynchon
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Claro
Couverture : Valérie Gautier
Éditeur : Éditions du Seuil
Collection : Fiction & Cie
Format (en cm) : 24 x 15,5 (grand format, broché)
Pages : 1206
Dépôt légal : Septembre 2008
EAN : 9782020950046
ISBN : 978-2-02-095004-6
Prix : 35€


Nicolas Soffray
13 décembre 2008


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