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Complot contre l’Amérique (Le)
Philip Roth
Gallimard, Folio, n°4637, roman, traduction (USA), uchronie, 557 pages, 7,90€

Juin 1940, le petit Philip Roth a sept ans et voit monter avec terreur le danger Charles Lindbergh lors de la convention Républicaine chargée de désigner un concurrent au populaire Président Roosevelt.
Quelques semaines plus tard, c’est fait, Roosevelt est battu et l’Amérique se découvre amie du régime nazi, se sent des pulsions antisémites et est prête à tout pour sauver sa tranquillité.

Une uchronie, mais pas seulement.



Disons-le tout net, l’uchronie qui est le genre à la mode dans la SF littéraire de ces dernières années, nous a offert assez peu de grandes réussites romanesques. Pour un bon Heliot, combien d’aimables divertissements... ou de daubes ?
Qui plus est, la période visée par Philip Roth, 1940 et au-delà, comporte déjà un modèle du genre avec un chef-d’œuvre incontesté en rayon : « Le Maître du Haut-Château » de Philip K. Dick. Une histoire où les forces de l’Axe auraient gagné la Seconde Guerre Mondiale, mais où un roman subversif et interdit circulerait sous le manteau, décrivant la victoire des Alliés en 1945 (Prix Hugo 1963).
Soit, Dick se servait surtout du principe de l’uchronie pour dériver lentement vers ses marottes et la collision de ses univers, mais, néanmoins, le roman reste marquant et sa capacité à rendre possible le fameux « et si » a survécu aux années et file encore les jetons.

Philip Roth explore par principe des chemins similaires, mais radicalement différents sur le fond. L’intrigue uchronique a finalement peu d’importance. Les conséquences morales et humaines qu’elle induit, beaucoup plus. En cela, il se démarque de la grande majorité des écrivains de SF qui ne sont, somme toute, ni plus ni moins doués que le scribe moyen d’origine mainstream dont les productions atterrissent aussi sur les étals de nos libraires préférés. Par contre, ils focalisent souvent l’attention de leurs lecteurs sur le contenu à suspense de leur uchronie et seulement sur cet aspect des choses. Le célèbre écrivain américain respecte bien entendu ce shéma, musclant utilement son intrigue, mais il ne se limite pas à ce seul premier niveau d’écriture.
Un, il a du talent, beaucoup, c’est évident. Deux, il délivre un message marquant, universel. Trois, l’installation d’éléments autobiographiques (le nom du garçon, l’endroit où il habite, ses souvenirs familiaux, le parfum du temps et de la période, etc) porte le récit à un très haut niveau d’émotion et d’empathie. Quatre, il interroge en permanence la société américaine actuelle, son évolution, ses tendances aux replis, au racisme, et percute l’époque de son inquiétude. Cinq, avec plus de 500 pages, format poche et petits caractères, il n’emmerde pas une seconde, au contraire, il passionne d’un bout à l’autre et nul ne lâchera l’affaire avant sa conclusion.

Plus étrange et intrigant, il convient ici de souligner un point crucial du travail romanesque de l’écrivain. À travers cet exercice uchronique, ne nous parlerait-il pas, par hasard, de l’extrême fragilité d’une société américaine qui a la fâcheuse tendance à bassiner le monde avec ses grands principes tout en flirtant dangereusement, et depuis pas mal de temps, avec les limites du tolérable. Le colosse démocratique n’est-il pas d’une fragilité évidente ? Après tout, qui aurait pu supposer que l’Allemagne de 1920, même battue et humiliée par un traité de paix imbécile, pouvait basculer dans l’horreur absolue à peine quinze ans plus tard ? Pas grand monde évidemment.
Et finalement, on en arrive à légitimement se poser la question de la relative passivité, voire de l’étonnant silence, de certains de nos penseurs médiatisés face aux récents événements électoraux qui ont permis à un George W. Bush de « gagner » sa première présidentielle dans les circonstances que l’on sait. Quand le chaos frappe à la porte, on sait bien que sa puissance destructrice se cache dans sa capacité à enfoncer les obstacles qui se dresse sur son chemin. Visiblement, nombreux sont ceux qui l’ont oublié. Pas Philip Roth qui se penche sur 1940 et met sous les projecteurs un vingt et unième siècle naissant plutôt inquiétant.

Mixant avec brio événements factuels réels (la situation en Europe conforme à la grande Histoire, les propos de certains journalistes, hommes politiques, etc.), le romancier a la belle idée de centrer sa vision des événements à travers le prisme du regard d’un enfant de sept ans.
Et nous sommes loin du candide que l’on s’attend à trouver. Lucide et pas du tout naïf, conscient et rêveur, impliqué et révolté, le petit Philip Roth est à la fois un témoin et un acteur de la tragédie.
De même, la galerie des personnages proposés évite tous les écueils du moralement correct attendu. Américains moyens complexes, abrutis ou courageux, collabos imprévisibles ou résistants naturels, chacun trouve sa place dans une architecture romanesque fort bien travaillée.

Stylistiquement très maîtrisé, possédant des séquences de dialogues à tomber par terre, fouillant la psychologie de ses héros avec une grande perspicacité, l’écrivain déborde aussi allègrement de son cadre thématique inaugural en s’interrogeant assez finement sur la judaïté.
Car au fond, la famille du petit Philip Roth est aussi américaine et intégrée qu’un plouc moyen du Texas et c’est la montée intérieure de l’antisémitisme qui lui fait (re) découvrir, sans plaisir aucun, ses origines.
Et pourtant, jamais elles ne seront portées comme un étendard civilisateur ou moralisateur. Tout au plus, y verra-t-on simplement l’émergence d’un humanisme résistant face à la montée de l’indigne. L’expression d’une intelligence qui doit tout autant à une véritable éducation qu’à des origines culturelles ou ethniques.
Procès du fascisme rampant, de la bêtise et du communautarisme, ce « Complot contre l’Amérique » prend donc des tournures imprévues.

Grand livre de SF au sens strict du terme, il ne faudra pas s’y tromper, Philip Roth l’écrivain, a livré un superbe roman qui est fondamentalement un cauchemar d’adulte vécu par le personnage enfant Philip Roth, tel qu’il aurait pu le rêver dans sa jeunesse, en 1940.
Un tour de force littéraire dont l’artificialité supposée ou suspectée disparaît dès les premières lignes, noyée dans le béton à prise rapide coulé par ce grand constructeur d’imaginaires.

Brillant, judicieux, intelligent, effrayant, lecture impérative.

Titre : Le Complot contre l’Amérique (The Plot Against America, 2004)
Auteur : Philip Roth
Traduction (de l’Américain) : Josée Kamoun
Éditeur : Gallimard
Collection : Folio
Catégorie : F10
Numéro : 4637
Pages : 557
Format (en cm) : 10,8 x 2,4 x 17,7 (poche, broché)
Dépôt légal : octobre 2007
Code Hachette : A 33790
EAN : 9 782070 337903
ISBN : 978-2-07-033790-3
Prix : 7,90€


Stéphane Pons
8 février 2008


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Un grand Philip Roth, saisissant et glaçant de bout en bout (Gallimard, Folio).



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