Quand le rock muta en musique de l’imaginaire
Les 70’s à la conquête d’horizons musicaux nouveaux 21 juin 2007
1968. La jeunesse du monde « libre » élevée dans la société d’abondance naissante, réclame toujours plus de liberté. Les femmes veulent rompre avec « l’ordre masculin » séculaire et, aux USA, les noirs-americains réclament l’égalité. A des milliers de kilomètre de la terre, des êtres humains viennent de faire le tour de la Lune. Sur notre planète, la musique, tout juste électrifiée, est sur le point de connaitre une mutation aussi discrète qu’irréversible.
Cheveux longs, musique psychédélique
Avec le triomphe militaire et économique de l’Amérique, sa culture s’installe durablement en Europe. Après le jazz, le rock devient naturellement l’expression musicale unique de la jeunesse, de Lisbonne à Berlin. Depuis le Rockabilly et autres Chaussettes Noires, jusqu’aux Yéyés, il connaîtra de nombreux avatars locaux plus ou moins affadis. Jusqu’à ce que, vers la fin des sixties, les mouvements hippies, cherchant à repousser les limites cartésiennes et austères de la société de leur parents, s’en mêlent...
Cela impliquera, entre autres choses, la quête de l’Orient lointain et l’usage d’hallucinogènes. Le rock s’en ressent. Parti de la Californie, le mouvement psychédélique s’électrise peu a peu, rompant avec la structuration classique du rock pour rechercher des ambiances extatiques amenée à dépasser le format du 45 tours . “In-A-Gadda-Da-Vida” de Iron Butterlfy, avec ses 17 minutes, son solo de batterie trafiqué aux « flangers » et son orgue d’église, restera dans les annales
La vague pyschédélique, en arrivant en Europe à la fin des années 60 va inspirer toute une génération et marquer le départ d’une nouvelle forme de musique, repoussant les limitées de l’imagination. En Angleterre, le “Lucy in the Sky with Diamonds” des Beatles sera le premier à briser les frontières d’une pop doucereuse par l’introduction d’une bonne dose de surréalisme. Pink floyd et son “The Piper at the Gates of Daw”, ouvre ensuite, et pour longtemps, des voies inexplorées, chaotiques et ne conservant du rock que l’instrumentation.
Nouveaux instruments, nouveaux sons
Mais c’est sur le continent que le psychédélisme va provoquer la mutation la plus durable, particulièrement en Allemagne et à Berlin, avec la naissance entre 1968 et 1969 d’un grand nombre de formations : Tangerine Dream, Ammon Duul, Popol Vuh, Organisation( futur Kraftwerk), Faust, Can, Klaus Schluze, etc...
Les débuts sont éclectiques, voire brouillons et bruyants. L’objectif est de tout mélanger, de tout essayer afin de créer quelque chose de nouveau. Dans cette quête, Popol Vuh les premiers s’orienteront vers des instruments radicalement différents . “Affenstunde”, enregistré en 1970, utilise les synthétiseurs Moog pour créer une musique tribale venue d’un lointain passé ou futur, faite d’instruments artificiels et ethniques.
Faute de mieux, cela s’appelle du rock progressif. Mais de rock, il ne reste ni l’instrumentation, ni la structure, ni le format, ni surtout l’objectif. Les années 70 vont très vite voir se « synthétiser » une grande partie de ces groupes, qui, dans la foulée de leurs expérimentations, vont mettre au point un langage musical nouveau.
L’explosion des musique planantes... le LSD musical
De retour de leurs ashrams dans le Berlin schizophrénique des années 70, cette nouvelle génération rêve plus que jamais d’ailleurs et s’empare des ces instruments électroniques qui viennent de naître pour repousser les limites de leur présent étriqué, pris dans l’étau est-ouest. Klaus Schulze troque ses cithares et autres derboukas contre des synthétiseurs Moog, en s’essayant à la création de nappes (le terme est nouveau) d’outre espace, véritables plaines mystérieuses peuplées d’autant de créatures sans noms.
Tangerine Dream va plus loin. “Phaedra”, en 1973, avec ces boucles hypnotisantes et ses « mouettes spectracles » invente un véritable langage extra-terrestre, digne d’une rencontre du troisième type. Une musique à la fois futuriste et primitive, qui ne ressemble à rien de connu, grâce à un usage intensif et personnel des « séquenceurs », ces machines à boucles musicales.
Les pochettes des groupes sont à la hauteur de ces univers, avec des paysages et des créatures hésitant entre Dali et Giger.
Au Royaume Uni, patrie européenne de la musique pop/rock, les critiques restés sur terre qualifieront cette musique, avec une touche de dédain, de « Kraut rock » (« rock choucroute »). Richard Branson, qui fonde Virgin en 1970 ( un minuscule label de vente par correspondance) a une autre vision de ce courant qu’il est l’un des premiers à éditer. Il a compris que la parenthèse de l’après-guerre et le règne sans partage du rock ont fait place à la (re)naissance d’une musique « pop » européenne authentique.
Une musique qui a des allures très différente de son aînée issue du folklore irlandais et de la musique noire, et qui apparait davantage tournée vers la recherche d’horizons nouveaux.
Parmi ceux ci, la formation Kraftwerk, apparue comme les autres dans la vague chevelue post-psychédélique du Kraut rock, s’oriente vers une voie différente. “Radioactivy”, toujours en 1973, célèbre de manière post-moderne la technologie quotidienne : électricité, atome, radio...
Ralph Hutter, leader du groupe, explique cette démarche dans une interview donnée au magazine Rock and Folk en 1976 « la génération allemande d’après-guerre est restée dans l’ombre : ceux qui sont plus âgés que nous ont eu Elvis Presley comme idole, les Beatles... des choix qui ne sont pas mauvais, mais si l’on oublie totalement son identité, cela devient rapidement « vide », inconsistant. Il y a ainsi en Allemagne toute une génération, entre trente et cinquante ans, qui a perdu son identité, voire qui n’en a jamais eue.(...) Dans les années 30, tous les intellectuels d’Europe centrale sont allés aux Etats-Unis ou en France, ou alors ils ont été éliminés. Nous reprenons donc cette culture des années 30 au point où elle a été laissée, et cela spirituellement » .
Un concept qui sera amené à influencer de manière fondamentale la musique pop des décennies à venir, vers des horizons à la fois plus froids et dansables que leur homologues qualifieront pour un temps de « cold wave ».
Quand les musiques mutantes envahissaient les images
Hormis cette formation, le courant évolue vers la peinture de « paysages sonores » étranges. L’expression n’est pas vaine puisque cette musique de l’imaginaire va être très sollicitée par l’image. Popol Vuh sera lié au réalisateur Herzog (Nosferatu, Aguirre, the Wrath of God, Fitzcarraldo...). “Rubycon” de Tangerine Dream accompagne en France le programme télévisé « L’avenir du futur », puis le groupe illustrera de nombreux films et séries fantastiques dans les années 80 (La forteresse noire, Aux frontières de l’aube...). Les musiques Ambient et New age sont encore à venir, mais les années 70 connaissent, à travers l’image, le développement d’une authentique musique de l’imaginaire, qui déborde sur toute l’Europe.
Vangelis, après avoir connu ses années psychédéliques dans sa Grèce natale, suit le même parcours. Ses premiers travaux ambiantaux seront réalisées en 1973 pour les documentaires de Frederic Rossif, dont le célèbre « Apocalypse des animaux », méditatif et poignant, hors de ce monde. Vangelis alternera toute sa carrière entre albums solo et musiques pour l’image. Le galactique album “Pulsar” célèbre ces objets détectés en cette année 1976 aux confins de l’univers sur des musiques solaires et paiennes hors de toute comparaison, et qui réussissent le tour de force de devenir des hits radiophoniques trans-européens.
Puis, au tout début des années 80, le compositeur hellénique atteindra la consécration à travers plusieurs BO, dont celle de Blade Runner. Plus qu’une musique « de » film, il réalise une musique « du » film. Nombre de ses musiques font partie intégrante (ou pourraient l’être) du Los Angeles futuriste et bigarré. Mention spéciale pour le cabaret turco-egyptien et son Raï minimaliste sur fond de boîte à rythme en pilotage automatique.
Hors de la science fiction, les nouveaux paysages sonores détrôneront en Europe jusqu’aux stridents violons des films d’horreurs à la Psychose, dans les films « d’eurohorreur » à petit budget, principalement psychologiques, ou s’illustrèrent nombre de réalisateurs transalpins, de d’Argento à Fulci dès la fin des années 70. C’est aussi en 1978 que Stanley Kubrick aux Etats-unis innove lui aussi avec le « Dies Irae » de Wendy Carlos, morceau d’ouverture de Shinning. Cette version électronique de la Messe des Morts fait peser une ombre surnaturelle écrasante sur tout le film, contribuant de manière magistrale à son ambiance.
En moins de 10 ans, la mutation est complète. Les brouillonnes expérimentations du rock psychédélique européen ont définitivement muté en musique de l’imaginaire d’une vitalité sans précédent. Grâce à l’image, elles sont sorties de l’avant garde et ont trouvé une place, une fonction sociale.
C’est Jean Michel Jarre ( lui même fils de Maurice jarre, compositeur de musique de films) qui crée en 1976 un ovni radiophonique, avec son « Oxygène ». Telles des lacs de méthane liquide, ces mélodies extraterrestres s’écoulent sans transition sur des sonorités d’une pureté synthétique, tout sauf humanoïde. Ce sera un hit discographique français, puis mondial, sans précédent. Les paysages sonores électroniques sortent définitivement de l’underground et s’affranchissent de l’image, pour devenir une des branches de la culture pop planétaire.